Il y a près de 45 ans, le président du club yverdonnois prenait le départ de la Whitbread, la mythique course autour du monde en équipage avec escales. Pour La Région, le septuagénaire a accepté de revenir sur son incroyable périple.
Alain Bussy nous attend sur le seuil du local de La Matelote, un bonnet rayé bleu et vert sur la tête. Il pleut des cordes ce jour-là à Yverdon-les-Bains, mais le couvre-chef en a vu d’autres: le président du club de voile yverdonnois le portait quand il a passé le cap Horn, en 1977. Il était alors en pleine Whitbread, une course autour du monde en quatre étapes (Portsmouth – Le Cap, Le Cap – Auckland, Auckland – Rio et Rio – Portsmouth) et en équipage, à bord du Disque d’Or, emmené par le skipper morgien Pierre Fehlmann.
Les conditions n’avaient rien à voir avec celles des régates actuelles. «On naviguait à l’ancienne, au sextant. On n’avait pas tout le temps une liaison radio. Mais on jouait de la guitare, on chantait et on buvait du rouge, se remémore Alain Bussy. Maintenant, il y a une vraie chasse au poids en compétition. Les bateaux ne sont plus peints et les marins coupent même le manche de leur brosse à dents pour gagner quelques grammes.»
À l’époque, pas de radar non plus pour éviter les icebergs. Il devait y avoir un guetteur à l’avant du bateau en permanence dans les régions glaciaires. Et quand une tempête de neige a éclaté, deux jours avant le cap Horn, c’est armé d’un casque de moto et de lunettes de ski que l’Yverdonnois l’a traversée!
Mais comment Alain Bussy s’est-il retrouvé embarqué dans une telle aventure? «Je connaissais Pierre Fehlmann, car je naviguais aussi pas mal à Morges. Il avait participé à la Transat en solitaire en 1976, mais il avait coulé au milieu de l’océan Atlantique et avait dû être repêché par un cargot. J’ai assisté à une conférence qu’il donnait à Yverdon et je suis allé lui dire bonjour à la fin. Nous sommes allés boire un verre, et c’est là qu’il m’a proposé de tenter de faire partie de son équipage pour la course autour du monde.»
Une proposition qui sort ensuite un peu de la tête de l’Yverdonnois, jusqu’au jour où il reçoit une convocation pour aller se présenter. «J’étais aux cours de répétition quand la nouvelle est arrivée. J’ai pu partir pour aller naviguer en mer, au Havre, afin de montrer comment je réagissais. Dans l’équipe, il y avait le hockeyeur et navigateur Francis Reinhard. Il jouait au HC La Chaux-de-Fonds et avait pu emprunter le bus des juniors pour faire le trajet. On a parcouru près de 1000 km sur un banc en bois, sans ceinture!»
Il apprend qu’il est retenu pour intégrer l’équipage alors qu’il est à l’armée. Mais son périple commence plus tôt que prévu, puisqu’on lui demande d’aller chercher le bateau, fraîchement arrivé des Antilles, aux Açores. «On m’a téléphoné le jeudi, je devais partir le dimanche, et entre deux il fallait que je fasse des vaccins. Heureusement, les Services industriels d’Yverdon, pour lesquels je travaillais, ont accepté de me libérer tout de suite. On a navigué à cinq sur un bateau de 20 mètres pendant un peu moins d’une semaine. Le reste de l’équipage nous a ensuite rejoints pour partir avec le bateau en Angleterre. Parce que c’était un voilier avec une bibliothèque, des encyclopédies, donc il a fallu le préparer pour la course.» Mais impossible pour Alain Bussy de se remémorer cette période le cœur léger, puisqu’en pleine préparation, son père décède. Le marin rentre temporairement en Suisse pour les obsèques.
«Nous avons pris le départ de la Whitbread en septembre. Je m’étais marié juste avant pour que ma femme, alors étudiante pour devenir infirmière en psychiatrie, puisse venir me voir lors des étapes. Plus vite on arrivait à l’escale, plus on avait de jours sur place avant de repartir en mer. Cela tournait souvent autour d’un mois. Je n’ai pas toujours pu visiter l’endroit où nous étions, notamment en Nouvelle-Zélande, car nous avions enlevé le mât et je suis resté sur le bateau pour m’en occuper. Mais ça m’a permis de faire de belles rencontres, comme celle du navigateur français Eric Tabarly.»
Certains équipiers de monocoques français ont d’ailleurs été «nourris» par Alain Bussy. «Ils avaient peu de moyens, alors on leur filait la nourriture en trop pour qu’ils puissent manger… Quand on était en mer, on se nourrissait surtout à base de barquettes toutes prêtes qu’il n’y avait plus qu’à chauffer. Et on avait aussi des casseroles pour faire de la soupe.»
Et si on imagine qu’il n’est pas toujours évident de cohabiter à treize sur un bateau, Alain Bussy souligne que les empoignades n’étaient pas légion. «C’était tellement extraordinaire comme aventure que tout le monde voulait faire le tour complet, donc on évitait de se prendre la tête et de risquer de se faire éjecter à l’étape suivante. L’ambiance était vraiment sympa. Nous étions répartis en trois quarts de trois. Je faisais partie de celui du lac de Neuchâtel, avec Gérard Baudraz et Francis Reinhard.»
Cerise sur le gâteau, l’équipage du Disque d’Or a réalisé une dernière étape de feu, entre Rio et Portsmouth. «On connaissait bien le bateau à ce moment-là, alors qu’au début de la course, c’était un peu la découverte. Sur ce segment-là, on est même parvenus à battre l’équipage qui a finalement remporté la Whitbread 1977-1978», lance-t-il avec fierté. Alain Bussy et ses compères bouclent finalement leur tour du monde au printemps 1978, terminant au 4e rang final. «J’aurais dû repartir pour une Whitbread avec Bernard Deguy, sur Neptune. C’était un beau bateau et l’équipe était sympa, mais le financement n’a pas été trouvé.»
Non, La Matelote n’est pas un club d’apéros
Avec un grand-père membre fondateur de La Matelote, un père qui a occupé la présidence et un oncle qui a œuvré comme chef technique, Alain Bussy semblait prédestiné à jouer un rôle au sein du comité du club de voile yverdonnois. «J’ai longtemps été chef technique puis, il y a cinq ans, j’ai repris la présidence. Il n’y avait plus personne pour le poste et je ne voulais pas laisser tomber La Matelote. Certains disent qu’on est un club d’apéros, mais ce n’est pas vrai! On organise régulièrement des manifestations telles que la Semaine du soir et l’Ancre noire, et on transporte les gens lors de la Fête Eau-Lac. On a aussi tout refait les locaux, et si les dériveurs commencent à revenir alors qu’il n’y a pas de place pour eux à Yverdon, c’est parce qu’on leur dit de téléphoner à La Matelote. Et on compte 200 membres, même s’ils sont plutôt vieillissants», glisse le septuagénaire avec un sourire.
Et celui qui est membre du club depuis 1975 de contredire une autre idée reçue: «Les gens pensent souvent qu’il faut être plein de sous pour faire de la voile. Mais pas ici, ni à Grandson. Même s’il y a eu une période où les Neuchâtelois sont venus frimer avec l’argent de l’horlogerie.» Ce sont d’ailleurs eux qui ont offert la grue et le couvert devant la cuisine de La Matelote.
Une vie entre la voile et le ski
Alain Bussy a partagé son temps entre la Bretagne et le Valais pendant un certain nombre d’années. «Je passais tous les étés à Lorient, sur Le Béret, avec ma femme et ceux qui avaient aidé à construire le bateau. Qui n’avait pas de moteur, car nous n’avions pas les moyens, glisse Alain Bussy. Je travaillais pour Victor Tonnerre, qui confectionnait notamment des voiles, et ma femme tenait le bar du yacht club de Lorient trois jours par semaine. Et l’hiver, nous tenions la cabane du Ski Club de Rolle, à Champéry.» Son fils et sa fille en ont d’ailleurs tous deux fait partie, et le Nord-Vaudois a été au comité pendant 24ans.
«J’ai aussi bossé pour les remontées mécaniques. Je m’occupais des épissures de câbles de téléskis. C’est l’un des plus beaux boulots que j’aie fait, mais j’étais tout le temps loin de chez moi.» Pourtant, rien ne prédestinait Alain Bussy à être aussi lié aux sports d’hiver, puisqu’il souhaitait devenir constructeur de bateaux. «Mon père a refusé, il disait que ce n’était pas un métier d’avenir. Et il avait raison. Alors j’ai fait un CFC d’électromécanicien.»
Un début d’année sur l’eau
Si les bateaux sont moins nombreux sur le lac en hiver, la voile n’en est pas pour autant un sport qui se pratique uniquement à la belle saison. Alain Bussy a ainsi navigué tous les 1er janvier pendant une dizaine d’années, pour une raison plutôt insolite. «J’ai commencé lorsque j’étais en apprentissage, car mes parents regardaient toujours les valses de Vienne ce jour-là et que cela m’énervait! Alors je partais sur l’eau pour y échapper.»
Le chiffre: 2
Soit le nombre d’années dont a eu besoin Alain Bussy pour remettre en état l’ancien bateau de son oncle. «Ma tante l’avait revendu, après le décès de son mari, à quelqu’un qui ne s’en est pas occupé. J’ai pu le racheter plus tard pour rien!» L’embarcation datant de 1956, cela fait du président de La Matelote le propriétaire de l’un des plus vieux bateaux qui voguent sur le lac de Neuchâtel.