Orbe – Il a publié Anne Cunéo, Anne-Lise Grobéty ou Jacques Chessex. L’ancien bibliothécaire installé fête les trente ans de sa maison d’édition. Retour sur une vie vouée aux Romands, écrivains et lecteurs.
La Grand-Rue, Orbe. Au numéro 26, à peine le seuil de la porte franchi, on tombe sur un escalier raide et rustique. Sur les marches, des livres, empilés, amassés, un peu partout. Après le visuel, l’odeur, singulière. L’humus d’un papier artisanal fraîchement imprimé.
Il n’est pas simple de trouver Bernard Campiche dans cette friche littéraire qui fait office de siège social et de foyer. Son bureau se trouve au coeur d’un entrelacs de couloirs et de pièces, où, partout, les bouquins dégringolent sur le plancher raboté. «Ne faites pas attention au désordre. Je me suis un peu laissé allé cette semaine», lâche le sexagénaire, en écartant d’un bras les feuillets des manuscrits empilés sur le bureau.
Il a cette apparence d’étudiant dégingandé et cette vigueur juvénile. Le regard direct et la parole franche. Une voix qui porte teintée d’un bon accent vaudois. Vaud, ce terroir d’adoption où, en 1986, le Valaisan d’origine crée sa propre maison d’édition. Et dire qu’elle aurait pu ne jamais voir le jour.
«C’était un pur hasard, se souvient l’Urbigène. J’ai la chance d’être né dans une génération où on pouvait faire ce que l’on voulait, ce que l’on aimait.» Si l’ancien bibliothécaire du gymnase de la Tourde-Peilz a osé faire le pas, ce n’est pas sans avoir connu bon nombre de discussions aux airs de dissuasion avec les Cassandre de l’époque. A commencer par l’éditeur Bertil Galland. «Tu vas te casser la gueule, m’avait-il dit. Tu vas perdre ton argent et tes amis. Pour les amis, il avait tort. Pour l’argent, en revanche, il avait raison. Mais je ne regrette pas de ne pas l’avoir écouté. La vie m’a donné raison.»
La vie, justement, n’a pas toujours été rose pour Bernard Campiche. Elle qui l’a fait naître infirme moteur. Elle qui lui a ôté sa mère, tuée par un chauffard alcoolisé, quand il avait onze ans. Elle qui lui arracha sa fille, leucémique, décédée à l’âge de six ans. Elle qui lui enleva Line, son épouse, partie il y a huit ans. «La mort de ma petite Louise, il y a une quinzaine d’années, a bouleversé ma vie. De ces trois dernières décennies, c’est cela que je retiendrais», lâche l’éditeur. Il est des parents que la disparition d’un enfant anéantit et rend amers pour le reste de la vie. Il y en a d’autres qui se relèvent. «On ne peut jamais passer au-dessus. On peut seulement s’habituer au manque.»
Bernard Campiche est comme ça. Il affronte entre rage et rire, entre indignation et action, les difficultés de l’existence. Sa fille perdue a fini par revivre en lui. Elle l’a rajeuni, en quelque sorte. Deux ans après, en 2002, il publie Le Maître de Garamond, d’Anne Cunéo. 15 000 exemplaires sont vendus, un véritable best-seller. Dans la foulée, il lance la collection de livres de poche Campoche. «Ça a été une résurrection pour moi. J’ai exercé mon métier comme une revanche sur la vie.»
Depuis, l’éditeur reçoit en moyenne un manuscrit par jour. «Ma boîte aux lettres est un peu le baromètre de l’entreprise», décrit l’Urbigène. Romans, nouvelles ou poèmes, chaque livre qui sort de sa maison d’édition est son préféré. Quoique le terme «maison» peut paraître exagéré, tant l’artisan éditeur fait tout, tout seul. Sélection, lecture, correction, édition des manuscrits, il est sur tous les fronts. Crayon à la main, il relit et travaille chaque page comme un orfèvre. «Trois, quatre ou même cinq fois s’il le faut, assure le bourreau de travail. C’est un peu juste quand tout roule, mais ça va très bien quand ça ne marche pas.»
Artisan de la perfection, Bernard Campiche a su ériger le métier d’éditeur en forme d’art. «Mais comme un art populaire, proche des gens.» Et il en a côtoyé des gens, justement, en trente ans. Une cinquantaine d’écrivains se sont ainsi épanouis sous son aile littéraire. Il retient notamment Jean-Pierre Monnier, «son grand-père spirituel», qui, sous ses airs austères, était «très drôle et attachant». Il y a eu aussi Anne Cunéo, sa «grande soeur», celle qui a, avec plus de trente ouvrages, le plus participé au succès de la maison d’édition. Sans oublier le grand Jacques Chessex, avec qui il était parfois difficile de travailler. «Avant que Paris ne soit à ses pieds, j’étais son sauveur. Après, je n’étais qu’un simple éditeur de région.»
L’homme aux trente ans d’édition se considère plus proche de la quatrième de couverture que de la préface de sa vie. «Au fond de moi, il y a toujours la passion pour ce métier. Mais les choses évoluent et, à mon sens, pas dans le bon.» Et à celui que ses collègues aiment dépeindre comme un pleurnichard à répétition de se lancer dans une énumération de soucis dont il a le secret: les subventions qui tardent, les aides difficiles à toucher et les contraintes toujours plus grandes de Pro Helvetia.
Pas de quoi, toutefois, émousser son appétit pour les livres. «Je me considère toujours comme un jeune éditeur romand, lance le sexagénaire. Quand je pense au futur, au moment où je remettrai ma maison d’édition, je me sens prêt à passer le cap.» Quitte à voir, peut-être, son nom rayé? «Le principal, c’est de savoir que je terminerai ma carrière en étant éditeur. C’était inespéré. Le reste, je m’en fous complètement», lâche-t-il, en laissant s’envoler une dernière fois son rire d’enfant.
Une vie, huit dates
1956 Naissance à Lausanne, enfance en Valais
1967 Décès de sa mère; il a 11 ans
1981 Devient administrateur de la revue Ecriture
1986 Création de sa maison Bernard Campiche Editeur
1993 La Trajet d’une rivière, d’Anne Cuneo, son plus gros succès, 15 000 exemplaires sont vendus
2000 Mort de sa fille Louise à l’âge de 6 ans, «un tournant» dans sa carrière
2002 Le Maître de Garamond, d’Anne Cunéo, une «renaissance professionnelle et personnelle»
2016 Trois décennies, «déjà», que sa maison d’édition a vu le jour.
La fête d’anniversaire
Trente ans au service de l’écriture romande, ça se fête! Bernard Campiche donnera rendez-vous à ses auteurs -«ils seront tous là», ainsi qu’à ses fidèles lecteurs, dès 13h, ce samedi, à L’Echandole et à l’Aula Magna, à Yverdon-les-Bains. Entretien avec l’éditeur, lectures d’auteurs -de Stéphane Blok à Michel Bühler, en passant par Claire Genoux et son frère Philippe Campiche-, ateliers d’écriture et divers concerts, le programme sera très riche et pour tous les goûts.
https://www.youtube.com/watch?v=1TMpcya4d04