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«Ces sept minutes, c’est le plus beau moment de toute ma carrière de footballeur»
© Michel Duperrex

«Ces sept minutes, c’est le plus beau moment de toute ma carrière de footballeur»

16 décembre 2021

 Donneloye, mené 0-2 à la 72e, était relégué à 99% en 4e ligue le 19 juin dernier. Mais Abraham Keita a joué sa vie pour le 1% restant. Et a réussi son pari.

«Toute la semaine, on m’a répété que Donneloye n’avait jamais été relégué en 4e ligue, que je serais le premier entraîneur à qui ça arriverait… Vous savez ce que c’est, ce n’est pas dit méchamment, mais c’est quand même dit!» se rappelle Abraham Keita quand on lui demande de se replonger dans cette folle semaine de juin. Les Oies recevaient Lutry II et seule une victoire leur permettait de se sauver avant une dernière journée de tous les dangers. Une défaite aurait signifié la relégation pure et simple en 4e ligue, ce qui aurait été un vrai problème pour le club, en plein processus de rajeunissement des cadres.

Lutry II, qui voulait absolument se sauver, est venu avec plusieurs joueurs de la première équipe et menait 2-0 à la 72e minute. Et Abraham Keita, 46 ans, s’est retrouvé responsable sur les deux buts. «J’ai perdu le ballon à chaque fois. J’étais mal, vraiment, parce qu’en tant qu’entraîneur-joueur, je dois être celui qui montre l’exemple, qui tire l’équipe vers le haut. Et je fais tout ce qu’il ne faut pas faire, en perdant ces deux ballons… Je peux vous dire que je ne faisais pas le fier.»

Les trente secondes entre le deuxième but de Lutry et l’engagement sont alors longues. Très longues. «Il m’est passé tellement de trucs par la tête… Là c’est clair qu’on était en 4e ligue pour moi. Et en plus, c’était de ma faute. Je culpabilisais tellement…» Et puis, en croisant le regard de ses joueurs, Abraham Keita n’y voit que des interrogations, pas des reproches.

«Dans leurs yeux, il y avait des questions: qu’est-ce qu’on fait maintenant? Comment on revient au score? Le problème, c’est que je n’avais rien à leur répondre. Je pensais que c’était foutu, vraiment. Je n’avais déjà aucune idée de comment on pourrait approcher leur but. Alors marquer trois fois en vingt minutes…» Mais il fallait bien prendre une décision. Alors, pendant ces trente secondes, «Abou» décide de quitter sa position de défenseur central et de passer au milieu.

«Je pensais que c’était déjà un pas, parce que Jules Vulliamoz est un joueur très polyvalent. Je le faisais passer du milieu à derrière, pas de souci. Mais je me suis aussi dit que c’était insuffisant, que je devais jouer devant pour apporter le danger. Mais en prenant cette décision, je devais sortir un attaquant… alors que sur le match, c’était moi qui méritais de sortir! Croyez-moi, ce n’est pas simple de dire à son joueur de sortir à ce moment-là…» Abraham Keita laisse cependant de côté sa légendaire humilité et demande à Alex Tille de sortir. Et la magie s’installe.

«A la 72e, je mets une reprise de volée, un truc improbable. Un jour normal, j’aurais contrôlé le ballon, je serais parti dans mes dribbles chaloupés, vous voyez comment. Là, j’ai frappé.» Deux minutes plus tard, «Abou» déborde, centre fort devant le but, où surgit le renard Jérôme Thomas: 2-2. Et à la 79e, l’apothéose, avec ce ballon un peu long, qu’il ne peut sans doute pas avoir. «Je vous promets que sur un match normal, je n’y vais pas, parce que le ballon est trop loin. Mais je me dis qu’il y a tout de même 1% de chances que je l’aie, donc je dois le jouer à fond.» Le gardien de Lutry patine un peu, «AK» le devance d’un millième de seconde. «Et là, c’est clair. Soit il s’efface, soit il me touche. Et s’il me touche, c’est penalty.» Le gardien de Lutry ne s’enlève pas et Joé Casella transforme le penalty du maintien. Folie pure.

«Ces sept minutes, c’est le plus beau moment de toute ma carrière de footballeur, explique le Parisien. La montée en Challenge League avec Baulmes c’était très fort aussi, ces 2000 personnes au stade, cette aventure extraordinaire, le fait que j’aie été décisif lors des finales… Tout ça, c’est inoubliable. Mais ce qui s’est passé entre la 72e et la 79e de ce match, c’est encore plus fort sur le plan personnel. J’étais en bas, au plus profond, j’avais honte de moi. Et sept minutes plus tard, j’avais tout effacé. Je me suis retrouvé dans les bras des gens, ces personnes qui donnent tout pour le club… Des émotions comme celle-ci, c’est top!»

 

Il s’est lancé dans le coaching individuel

 

Entraîneur de la première équipe du FC Donneloye depuis six saisons, Abraham Keita a créé sa propre marque en parallèle, «AK Coaching». Son but: développer les compétences de jeunes (ou moins jeunes) footballeurs sur le plan individuel, en les faisant profiter de son énorme expérience et de sa sagesse légendaire. «J’ai déjà pas mal de demandes, c’est bien parti, et je veux vraiment développer ce côté-là, en prenant vraiment le temps pour chaque joueur. Quand vous entraînez en groupe, vous ne pouvez pas vous attarder sur les détails. Là, je prends le temps de décortiquer chaque geste, de donner les bons conseils au bon moment pour améliorer la gestuelle, la technique… On travaille sur le plan mental aussi.»

Tim Guillemin