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De battre son coeur s’est arrêté

12 octobre 2009

Il était exactement 18h51 lorsque Jacques Chessex, le grand écrivain vaudois, s’est effondré au premier étage de la Bibliothèque publique d’Yverdon, où il répondait aux questions du public, en marge d’un spectacle à L’Echandole.

Jacques Chessex est resté debout tout au long de l’échange avec le public, se sentant plus à l’aise ainsi, au milieu des livres.

Jacques Chessex est resté debout tout au long de l’échange avec le public, se sentant plus à l’aise ainsi, au milieu des livres.

«Appelez un médecin, vite!» Il y avait bien un médecin à la Bibliothèque publique d’Yverdon, mais celui-ci venait de sortir du vénérable bâtiment, peu après avoir violemment apostrophé Jacques Chessex. Il était exactement 18h51, lorsque les secours ont été demandés, et ceux-ci sont arrivés peu après 19h, afin de tenter de réanimer le grand écrivain. Panique à bord de la Bibliothèque, les gens entrent, sortent, et ne restent finalement au chevet de l’écrivain que ses proches, assistant avec émotion à ses derniers instants. Le docteur Bacher, du SMUR nord-vaudois, aura bien évidemment tout tenté, mais l’heure de Jacques Chessex était venue, au côté de sa compagne Sandrine et au milieu de ses amis les livres, auxquels il avait consacré une immense partie de sa vie.

Si Jacques Chessex était présent à la Bibliothèque d’Yverdon vendredi, pour y vivre ses derniers instants, et si l’auteur de ces quelques lignes s’y trouvait également et peut rapporter les faits aussi fidèlement que possible, c’était tout simplement pour y parler de l’adaptation théâtrale de «La Confession du pasteur Burg» au Théâtre de l’Echandole. Après une introduction de Pierre Pittet, chargé de projets à la Bibliothèque, Jacques Chessex a enchaîné avec humour: «Permettez que je me lève? Je ne me vois pas assis dans ce confortable fauteuil, tel un grand-papa racontant une histoire à ses petits-enfants autour du sapin de Noël!»

Violemment apostrophé

L’écrivain a alors parlé de sa joie de voir sa pièce adaptée sur scène, félicitant particulièrement l’unique acteur de celle-ci, Frédéric Landenberg, dont le monologue avait visiblement ravi l’auteur de l’ouvrage, publié en 1967. Après avoir rappelé que ce livre, comme l’intégralité de ses autres écrits, n’était pas un roman «lisse», mais qu’il lui avait valu, à l’époque, une intervention au Grand Conseil, destinée à lui interdire d’exercer son métier d’enseignant, Jacques Chessex s’est ensuite plaint, toujours avec humour et recul, du traitement que la presse lui a adminitré ces derniers jours, dans le cadre de «L’Affaire Polanski». «J’ai l’habitude d’être jugé et n’en fais pas une maladie, mais je suis le seul juge en ce qui me concerne, personne d’autre ne peut décider à ma place», continuait ainsi Jacques Chessex, avec fermeté, mais bonhomie toujours.

Arrive alors le temps des questions: un homme se lève, s’empare du micro et déclare, particulièrement virulent: «Je suis médecin généraliste et père de famille. Je vous ai écrit, à Ropraz, vous ne m’avez jamais répondu! Maintenant, je vous ai sous les yeux, vous ne pourrez pas vous défiler!» Jacques Chessex sourit de l’intervention hors-débat, il s’y attendait peut-être, en fin connaisseur de la psychologie humaine. L’homme exaspère visiblement l’assemblée, des voix se font entendre pour le faire taire. Pierre Pittet s’approche de lui, l’homme continue sa diatribe, de manière fort agressive. Jacques Chessex s’avance vers lui, calmement. L’homme déclare, à moins de deux mètres de l’écrivain: «Ce que vous avez déclaré fait de vous un complice de crimes! Je ne veux même pas entendre votre réponse!» L’homme s’en va et ne sera jamais rattrapé. Jacques Chessex commence à répondre: «Ce généraliste… généralise! Je condamne fermement la pédophilie, une abjection, mais je distingue l’affaire du fait.» Deux phrases plus tard, Jacques Chessex s’effondre, laissant au monde une oeuvre immense et le souvenir d’un grand homme. Son coeur s’est arrêté de battre dans une bibliothèque, au milieu des livres. Quel plus bel endroit pour entrer dans l’éternité, celle à laquelle Jacques Chessex et son oeuvre viennent d’accéder?

Timothée Guillemin