Yverdon-les-bains – L’Hôtel de Ville accueille une audience du Tribunal militaire 2. L’Armée accuse des spécialistes du tir de tactiques non conventionnelles.
Deux lieutenants-colonels, deux sergents et un adjudant comparaissent jusqu’à jeudi devant un tribunal militaire qui siège à l’Hôtel de Ville.
Hier, pour l’interrogatoire de personnalité, ils se lèvent à tour de rôle, nuque rasée, tête droite, voix claire, débit saccadé. Présent ! Martiaux. Militaires. Seules leurs mains croisées dans leur dos trahissent ces mouvements de nervosité qu’imposent les circonstances solennelles. Après trois ans d’instruction, l’heure des comptes sonne. Les chefs d’accusation, qui diffèrent selon les prévenus, s’égrènent avec une longueur de jour sans pain de munition : escroquerie par métier, abus de confiance aggravé, faux dans les documents de service, abus et dilapidation du matériel militaire, inobservation des prescriptions de service.
Pape du tir
Sanglés dans leurs uniformes, ils ont éprouvé la vocation de servir. Mais à ces hommes, l’Armée reproche une tendance à s’être servis.
L’institution les accuse d’avoir organisé des cours payants au profit d’une association privée intitulée Neurone Défense Système (NDS). Le lieutenant-colonel B., qui en était aussi le vice-président, l’a co-fondée avec un militaire français spécialiste du tir.
Dans le cadre associatif, il aurait utilisé des infrastructures militaires (places de tirs, bunkers de stockage, matériel et munitions) sans contrepartie financière de location au profit d’Armasuisse. Selon l’accusation, il en aurait retiré un profit personnel, octroyant même des petits salaires, dûment déclarés, à son épouse et à sa fille pour gérer des aspects administratifs et comptables de cette structure. C’est que ce haut gradé s’avère un véritable maître d’armes. «Le pape du tir», selon le mot du colonel Stéphane Mérot qui, en tant que président extraordinaire, conduit les débats avec une rigueur d’état-major.
Le lieutenant-colonel B. A protocolé les règles du tir pour l’Armée suisse. Avec ses équipes, où se sont croisés les autres prévenus, il a converti à ses méthodes «200 000 hommes en sept ans». Il a enseigné à des policiers suisses, à des membres de services spéciaux, de forces spéciales et à des spécialistes de forces étrangères (France, Belgique, Luxembourg) à travers des cours de coopération. Tout le monde appréciait son engagement. Pour un ancien responsable des forces helvétiques, B. Représentait une «carte de visite remarquable de la Suisse à l’étranger». Il fallait même «institutionnaliser» ses méthodes. Enfin, pas toutes.
Fantaisie gestionnaire
Car, comme l’ont noté ses supérieurs et ses subalternes, le lieutenant colonel B. Se sentait moins à l’aise pour commander un bureau. «L’administratif n’était pas son fort», euphémisait le lieutenant-colonel H., qui a commencé dans la carrière sous les ordres de B., avant d’en devenir le supérieur.
Le constat vaut autant pour des bons de commandes de munitions que pour la gestion de l’association. «Vous organisiez des assemblées générales informelles, n’en dressiez pas de procès-verbal, n’exigiez pas de cotisations et détruisiez la comptabilité, pour laquelle vous payiez quelqu’un», note le colonel Mérot, sidéré par tant de fantaisie gestionnaire. Mais pour B., il fallait agir ainsi «pour préserver les données sensibles», liées à la personnalité des «stagiaires» qui fréquentaient les cours de l’association.
Marmitage
Dans un froissement de robes, le chœur des défenseurs d’office, chacun dans son registre, du juridique pur aux effets de manche, a bien tenté un pilonnage en règle de l’accusation, considérée comme «imprécise », «approximative», «lacunaire» ou «squelettique». Il dénonçait une instruction menée uniquement à charge par un magistrat «zélé», un «Don Quichotte se croyant en mission », un croisé pensant avoir levé une affaire d’État avec une «armée parallèle»… Mais ce marmitage déployé en vue d’obtenir l’ajournement des débats au profit d’un supplément d’instruction est resté vain. L’accusation, emmenée par l’auditeur Jean-Jacques Lüthi (lieutenant-colonel), a relevé le casque mais sans répliquer, gardant encore ses cartouches en réserve.
Les débats se poursuivent aujourd’hui. Avant le réquisitoire et les plaidoiries, la cour recevra une batterie de vingt-trois témoins. Le jugement n’est pas attendu avant fin janvier, début février. D’ici là, ces rois du tir vont être la cible de bien des attentions en raison des manœuvres qu’on leur prête.