Logo
«Il faut connaître l’histoire pour éviter qu’elle se répète»
© Michel Duperrex

«Il faut connaître l’histoire pour éviter qu’elle se répète»

3 mars 2022

La Tournelle présente ce samedi No en mi Nombre. Sa metteuse en scène, Claudia Saldivia Vega, revient sur les parcours de vie des personnes qui ont vécu au cœur de l’époque dictatoriale chilienne.

C’est dans une petite maison mitoyenne à Orbe que Claudia Saldivia Vega nous accueille. Le décor bariolé de son intérieur ainsi que la thématique historique dont nous allons discu­ter invitent immédiatement au voyage.

 

Votre documentaire s’appelle No en mi nombre, pourquoi ce titre?

En français, cela veut dire «Pas en mon nom». Ce film est basé sur les histoires des filles et des fils qui ont décidé de renoncer à l’affiliation familiale en dénonçant leurs pères qui avaient participé au génocide. C’est-à-dire ceux qui ont collaboré à la dictature, qui ont tué et torturé des gens. Soit des gens très bien placés, comme des militaires ou des policiers, mais aussi des civils qui ont travaillé pour la dictature. Ces personnes disent «Pas en mon nom», car en Amérique latine on porte toujours le nom du père. «Pas en mon nom» veut alors dire: «C’est lui qui a commis et je refuse.» C’est un slogan de militance et de bataille.

Cette notion de bataille est-elle en lien avec votre parcours de vie? Comment êtes-vous arrivée en Suisse?

Je suis effectivement chilienne d’origine. J’y ai fait ma formation à l’école de théâtre. Ensuite, j’ai continué au Conservatoire national de Nice, en France, pendant quatre ans. Je suis alors retournée au Chili, et il y a vingt-deux ans, je me suis établie en Suisse où j’ai continué ma formation de médiation théâtrale à la Manufacture. J’ai donc eu trois formations: au Chili, en France et en Suisse. J’ai beaucoup voyagé dans ma vie (rires)!

Cela a-t-il toujours été une évidence pour vous de travailler dans le milieu artistique?

J’ai toujours fait des ateliers, depuis toute petite. Cela m’a toujours intéressée. A 12 ans je savais que je voulais travailler dans le domaine du théâtre, mais après, devenir metteuse en scène… C’est venu plutôt en Suisse. Je n’étais pas dans un milieu qui était le mien, je n’avais pas fait mes écoles ici et je ne connaissais personne. C’était donc très difficile de se faire un réseau, surtout dans un petit pays, qui implique que les réseaux artistiques sont très fermés, je trouve.

Dans les autres pays où vous avez travaillé, était-il plus facile de rentrer dans ce milieu artistique?

Pour citer l’exemple de la France: c’est plutôt facile et les programmateurs et les gens sont très curieux, ce qui facilite la chose. La programmation et les subventions sont alors beaucoup plus simples d’accès. Ici, c’est une bataille, je dois dire.

Qu’est-ce qui vous a motivée pour ce projet? Est-ce qu’il vous a fait revenir directement à ce que vous avez vécu avec votre famille au Chili?

Oui, je suis née en 1973, l’année du coup d’État au Chili. Donc, je suis convaincue que notre chemin artistique est construit par rapport à ce que nous avons vécu. Pour moi, en tant qu’artiste, c’est une évidence. Nous devons être sensibles à cela. Evidemment, notre travail était de combattre les abus. Toutes mes pièces depuis que j’ai fondé la compagnie, vont dans ce sens. Par exemple pour dénoncer les thématiques d’excès du pouvoir, comme dans le couple.

No es mi nombre est-il destiné au tout public?

Au Chili, il n’y a pas de restriction d’âge. Mais ici en Suisse, ils ont fixé la limite à 14 ans, peut être pour une compréhension politique et historique aussi. Mais pour moi c’est tout public. L’histoire, il faut l’apprendre dès tout petit, il ne faut pas la répéter. Ce que je veux faire passer comme message, c’est que mon histoire n’appartient pas qu’à moi, mais appartient au monde. Toutes les histoires sont universelles et importantes, il faut juste changer de contexte pour comprendre un peu mieux. On est encore trop dans le négationnisme et l’ignorance, ce qui pourrait pousser des jeunes à vouloir s’affilier à des mouvements extrémistes. Dès qu’on arrive à faire ce travail de mémoire, on en arrive à la conclusion qu’il ne faut plus répéter l’histoire ainsi.

Vous avez donc suivi les personnes qui apparaîtront dans le documentaire pendant une certaine durée?

Oui, pendant deux ans et, durant le confinement, on a travaillé par Zoom et interviewé des personnes. Ils et elles font tous et toutes partie du «Mouvement des enfants désobéissants». Les gens ont pu raconter leur histoire par Zoom.­

Le contexte de la vision à distance a-t-il rendu les interactions un peu spéciales?

Oui, totalement. Et ce qui est frappant, c’est que les histoires relatent souvent les comportements de pères qui ont été violents même au sein de l’environnement familial. «C’étaient des pourritures humaines», m’a-t-on dit. Entendre cela en visioconférence n’a pas été facile. Il fallait réagir, mais aussi contrôler nos propres émotions. Etant moi-même maman, imaginer vivre dans un environnement avec un mari violent, c’est très dur.

À la fin du confinement avez-vous pu aller sur le terrain pour voir les personnes ?

Oui on a heureusement pu aller un mois au Chili. C’était très beau et émouvant. Nous sommes ensuite partis à Grenade, en Espagne, dans le but de faire la route de Lorca, où des atrocités ont été commises à l’époque du franquisme. On a voulu faire ce parcours justement pour unir les catastrophes qui ont eu lieu en Europe avec celles d’Amérique latine.

En quoi consiste la médiation qui aura lieu après le documentaire?

Ce sera une conférence donnée par Verónica Estay, une chercheuse mexicaine qui va aborder la thématique de la mémoire transgénérationnelle. C’est-à-dire la trajectoire et les évènements que nos générations précédentes ont vécus, mais qui vont de toute manière nous impacter. A l’issue de cette conférence, elle sera disponible pour répondre aux questions.

 

«Je n’ai jamais su ce que mon père a vécu»

 

Le père de Claudia Saldivia Vega était un prisonnier politique et son frère un exilé. Sa famille a été expropriée. En pleine réflexion, elle déclare tristement : «Je n’ai jamais eu un commentaire de la part de ma mère ou de mon père contre les militaires. J’ai dû moi-même me faire une opinion. Je n’ai jamais su ce que mon père a vécu et ce qu’il s’est réellement passé. Je pense qu’ils étaient dans le déni, ou alors qu’ils voulaient nous protéger.»

 

«Le projet Patria de 2019 a été une révélation pour moi»

 

Le projet Patria dénonçait la violence de manière générale dans le monde. Claudia Saldivia Vega a voulu aborder les attentats de Paris, mais aussi les prises d’otages de Boko Haram en Afrique du Nord. «En fait, j’ai eu une réflexion sur ce que j’ai vécu comme violence extrême lorsque j’étais au Chili. Puis j’en ai tiré un parallèle avec la violence qui avait lieu aussi dans d’autres endroits du monde, alors que je me trouvais en Suisse. Je ressentais la terreur face à ces violences et j’ai pu comparer cela aux atrocités chiliennes. Dès 2019, on a pu constater qu’il y a eu un éveil de la pensée néo-pinochétiste, surtout chez les jeunes. »

 

INFOS PRATIQUES

 

No en mi nombre, samedi 5 mars à 20h : Théâtre La Tournelle à Orbe. Diffusion du documentaire en français et en espagnol (durée : 85 minutes). Une conférence et un moment d’échange sur la thématique de la mémoire transgénérationnelle auront lieu à l’issue de la diffusion. Tout public dès 14 ans. Informations et réservations sur : www.alternancetheatre.org

Jessica Vicente