«J’ai eu des téléphones incroyables avec des gens qui me vendaient des masques à des prix impensables!»
1 avril 2021Un an après le début de la pandémie, quel regard portent les deux conseillers d’état nord-vaudois sur leur gestion de crise? La Région a invité Pascal Broulis et Cesla Amarelle (à retrouver la semaine prochaine) à partager leurs sentiments.
Depuis son élection en 2002 au Conseil d’état, Pascal Broulis en a vécu des crises, mais certainement pas d’une ampleur planétaire, comme celle du Covid-19. Le chef des Finances vaudoises reconnaît que des erreurs ont été commises. Ce n’est qu’un homme qui a tenté de trouver un chemin au milieu de moult intérêts et informations contradictoires. Sa vision économique et ses convictions l’ont mené à considérer la crise dans sa globalité. Et le résultat, selon lui, c’est que le Canton s’en sort mieux que d’autres.
Replongeons-nous un an en arrière, quand on venait de comprendre que le Covid était à notre porte. Comment avez-vous vécu l’arrivée de cette vague pandémique?
Cela s’est passé par gradation puisqu’au début, on observait, mais de loin. Dès qu’on l’a vue à la frontière avec l’Italie, on a commencé à la prendre au sérieux. Très soudé, le collège gouvernemental a multiplié les séances. Avant, c’est vrai qu’on minimisait un peu les problèmes qu’elle pouvait causer. De fil en aiguille, la crise est montée en force et très vite. Ceux qui ont voulu résister, comme l’Angleterre, se sont retrouvés très rapidement pris dans des postures complexes.
Avez-vous eu peur à un moment donné?
Peur non, parce qu’on dispose d’un système sanitaire efficace. La Suisse a une force incroyable, car rien n’est centralisé (lire encadré). Si vous prenez certains pays européens, il faut aller dans la capitale pour être soigné. En Suisse, on a 26 cantons et tout un réseau sanitaire dense et bien réparti. Je n’ai pas eu peur, mais j’avais la crainte de vivre des fermetures de frontières, que cela soit la fin de certaines libertés.
Comment expliquez-vous qu’au départ, on parlait plus des impacts économiques de la crise que de l’aspect sanitaire?
Je pense que l’on n’avait pas vraiment peur sur le plan sanitaire. On a confiance dans nos hôpitaux, mais leur engorgement était craint, comme dans tous les pays. En même temps, la Suisse est ultra-interdépendante. On n’a jamais été autosuffisants en nourriture depuis la guerre 39-45! Ceux qui pensent que l’on pourrait vivre en autarcie alimentaire ont simplement tort. Donc on était inquiets pour cette interconnexion avec le monde. Prenons l’exemple du café. Pour produire des capsules, il faut du café et du métal qui viennent de l’étranger. En plus, la consommation suisse est proche de 1%, donc tout est exporté. Ainsi, si les frontières sont fermées ou s’il y a des velléités de remettre des barrières, c’est grave pour notre économie.
Craignez-vous cette limitation du marché?
C’est une grande crainte, oui. à partir des années 1950, l’industrie et l’économie ont développé des concepts de stock zéro. La fermeture des frontières serait donc problématique. C’est pour cela que le fret aérien et maritime est resté ouvert. Les gens ne s’en sont peut-être pas rendu compte, mais il y a eu une paralysie durant seulement quelques semaines, ensuite les activités ont repris. L’être humain a une faculté de rebondir qui est remarquable. Le système D, c’est incroyable.
Pensez-vous que le Covid a profondément changé nos habitudes ?
Il ne faut pas se croire protégés par les technologies, il faut vivre avec les maladies. Le Covid restera, même s’il y a le vaccin, comme tant d’autres virus qui cohabitent avec l’animal et l’homme.
Qu’est-ce qui vous énerve dans cette crise personnellement ?
La crise a développé tout un vocabulaire horripilant. On a parlé de guerre: non on n’est pas en guerre. Et les gestes barrières, je déteste ce terme. Pourquoi ne pas parler de gestes de protection? Je trouve ce terme incohérent…
Ce n’est pas la seule incohérence que l’on a entendue. Par exemple, on a lancé que les journaux étaient porteurs de germes…
Oui! C’était hallucinant! Il a fallu deux mois pour se rendre compte que c’était faux! On les avait enlevés partout. Et vous savez ce qu’il s’est passé depuis que cette fausse information a été diffusée? On n’ose plus remettre les journaux à disposition, encore maintenant. Dans des salles d’attente, c’est le désert le plus total. Pour réhabituer et redonner confiance, il faut du temps, bien plus que pour fermer ou supprimer.
Effectivement, chez mon dentiste et mon coiffeur, la presse avait totalement disparu…
Ah, ce n’est plus le cas chez ma coiffeuse, à Sainte-Croix et heureusement! Elle suit les règles, mais elle reste attachée aux libertés. Tout cela pour dire que pour déprogrammer quelqu’un chez qui on a insinué une peur, cela va être long. Surtout qu’il y a parfois eu… (il marque une pause) des excès…
De quels excès parlez-vous ?
Eh bien, quand on a dit que les billets de banque et les journaux étaient porteurs de germes, par exemple. On a vu que les caissettes n’étaient plus utilisées. J’ai même vu un homme qui, pour ne pas toucher le premier journal, a pincé un exemplaire au milieu de la pile et l’a tiré. Non mais franchement? Il faudra se réhabituer à se prêter les objets.
Selon vous, combien de temps faudra-t-il pour retrouver nos habitudes d’avant-Covid?
Cinq ans, je pense. Il faudra vraiment du temps pour sortir de tout cela. On va aussi apprendre des choses et réapprendre d’autres façons de faire.
Comme la façon de se saluer. Cela risque de changer…
Se saluer? On va faire comment? On peut se dire tchô! de loin… mais c’est nul. On peut rester les bras croisés, parce qu’on aurait même peur de lever un bras… Je ne sais pas. Quant à la bise, cela va être compliqué à réintroduire. On vit en collectif parce qu’il y a une notion de confiance et là, une partie de cette confiance a disparu.
En parlant de confiance, sentez-vous que les gens ont perdu foi en leurs autorités avec cette crise?
Il y a des interrogations. Or la confiance est indissociable du collectif. La notion même d’argent repose sur la confiance. Dès qu’il y a un questionnement, de la crainte ou des doutes, c’est le début d’un mauvais processus. Dans le cadre de la pandémie, il faudra se réapproprier cette confiance. Et cela passera par des assouplissements. L’être humain a besoin de liberté, c’est pour ça qu’il ne faut pas exagérer dans les restrictions. D’ailleurs, reprenez la chanson de Florent Pagny qui dit, en résumé: vous pouvez tout prendre, mais ma liberté de penser, vous ne pouvez pas me l’enlever.
Si je comprends bien, les autorités auraient-elles été trop loin dans la privation de nos libertés?
Je pense qu’il y a eu des excès dans le monde, en Suisse aussi. Selon moi, le pire qu’on ait fait, et qui reste entravé, c’est l’enterrement de nos morts. La mort n’a lieu qu’une fois, l’émotion en lien avec la mort est immédiate, donc elle doit s’exprimer. Quand on ne peut pas vivre un enterrement dignement, c’est perturbant. Parce que vous n’aurez pas fait cet adieu naturel. Si on n’accompagne pas la personne jusqu’au bout, avec son entourage, il manquera quelque chose. L’être humain a besoin de quittancer et de commémorer un départ. Enterrer nos proches en petit comité, dans la précipitation parfois, je pense que cela va marquer les gens. On peut se dire qu’on refera une cérémonie dans une année, mais ce ne sera plus la même chose.
Avez-vous personnellement été touché par un décès d’un de vos proches ?
Non, pas personnellement, mais des connaissances sont décédées sans que je puisse assister à l’enterrement. J’aurais pu insister, dire que je suis proche, mais en même temps qu’est-ce que proche signifie? Parce que je suis un voisin? Parce que j’apprécie beaucoup le fils du défunt? Tout cela devient relatif…
Comment réinsufflerez-vous cette confiance ?
Il faut donner des perspectives. C’est pour cela qu’au niveau du Conseil d’état vaudois, on a utilisé toutes les marges de manœuvre dont on disposait. On a essayé d’écouter les gens. On a maintenu ouverts tant qu’on a pu les restaurants sur les pistes. à Sainte-Croix, cela a très bien fonctionné, par exemple. Parce que oui, il y a les take-away, mais on est fait pour manger à une table, avec un couteau et une fourchette (dit-il en tapant du poing sur la table). Déjà que manger ces foutus sandwichs est détestable au plus haut point (rires)! Pour revenir à votre question, on a vu l’été dernier, quand cela s’est décrispé, les gens reprendre goût à tout. La confiance va se recréer mais petit à petit. Par contre, pour ceux que l’on a effrayés et que l’on a stigmatisés, comme nos aînés, il restera de l’inquiétude et il leur faudra du temps pour s’en remettre.
Connaissez-vous des personnes pour qui le retour à une vie normale sera compliqué?
Quand je suis allé voir ma tante à Sainte-Croix – elle aura 100 ans cette année et elle est en pleine forme –, elle m’a quand même dit qu’elle regrettait tous ces mois de vie entravée! Il faut qu’on soit humble face à ce qu’il s’est passé, parce qu’il y a eu des incertitudes et des mesures qui ont évolué. On disait, par exemple, que les enfants ne pouvaient pas transmettre le virus, puis oui, puis non. Idem pour savoir s’ils pouvaient l’attraper ou pas. Maintenant on sait qu’ils peuvent être malades et transmettre le virus.
Les gens et en particulier les entreprises ont considéré que les autorités étaient pingres. Qu’en pense l’homme qui tient les cordons de la bourse?
J’ai toujours dit que la crise durerait longtemps. Il n’y a pas de bouton on/off. D’une crise sanitaire au départ, on est passé à une crise économique. Et actuellement, celle-ci est conjoncturelle. Si on regarde le tissu économique, on voit que la construction n’a pas souffert. J’ai plus d’une centaine de chantiers en cours et ils n’ont pas été fermés. Du côté des impôts, les offices ont rouvert le jour suivant le confinement, parce qu’ils sont indispensables à la délivrance de toute une série de prestations. Pour l’industrie, cela s’est plutôt bien passé du moment qu’elle a pu s’organiser. Globalement, l’économie résiste. Ensuite, comme dans toute crise, il y a des gens qui vont trouver des opportunités, comme tout ce qui est digital, tout ce qui se fait à distance. Il y aussi ces branches qui se sont transformées comme les restaurants qui se sont mis à faire de la vente à l’emporter.
A vous entendre, on croirait que tout va bien. Mais il y a des pans entiers de l’économie qui ont été fragilisés!
Oui, c’est vrai. Et on les a soutenus. Mais on ne connaissait pas de modèle pour distribuer autant d’argent. On ne pouvait pas garantir l’égalité, mais on voulait au moins l’équité. L’état a dû inventer quelque chose pour soutenir des pans entiers de l’économie. Les hôtels de plaine, par exemple, c’est la catastrophe totale. Celui qui se trouve en face de mon bureau, à la rue de la Paix à Lausanne, est pratiquement à l’arrêt depuis un an alors qu’il avait un modèle intéressant avec des séminaires, des symposiums, des formations. C’est d’une tristesse… Ce n’est pas normal s’il se casse la figure, parce qu’il n’a rien demandé. Il attend comme Pénélope que la situation se décrispe et j’espère qu’il n’attendra pas aussi longtemps qu’elle avec Ulysse!
C’est ce qui énerve les gens: ils veulent travailler mais l’Etat les en empêche…
On ne peut pas aller plus vite que la musique. Aujourd’hui, on voit que globalement la crise sanitaire on peut la maîtriser. Maintenant, il faut éviter que la crise économique passe d’une crise conjoncturelle à une crise structurelle. Notre grand travail pour ces vingt-quatre prochains mois sera de cibler les interventions. Il faudra soutenir aussi en investissant, ce qu’on fait en 2021 avec 800 millions de francs (brut).
Donc le Canton n’est pas pingre?
Non, il fallait que l’on trouve les bons critères pour distribuer l’argent, c’est tout. Mais l’effort est considérable. Pour le canton de Vaud, à fin 2020, un montant de l’ordre d’un milliard de francs aura été versé au titre des RHT et APG pour les employés et indépendants. Et 14 565 entreprises vaudoises (10,9% de la Suisse) ont bénéficié de prêts bancaires Covid garantis par la Confédération (10,2%). Le Canton de Vaud a mis plus d’un demi-milliard de francs en 2020 pour soutenir les entreprises et lutter contre les effets de la pandémie. Dans la santé et le social, notamment pour soutenir les institutions sanitaires, ce sont 245 millions; près de 50 millions pour la formation et la culture, 183 millions dans l’économie, plus de 60 millions pour les crèches et les transports… Donc non, ce n’est pas une question de pingrerie, mais il a fallu développer les outils.
Avez-vous subi des pressions durant cette crise?
Bien sûr. J’ai notamment eu des pressions pour qu’on ferme les chantiers de l’état, mais on n’a pas cédé. Il fallait maintenir l’activité, il y a des gymnases qui doivent ouvrir pour la prochaine rentrée, à Burier, Bussigny, Payerne… On a bossé jour et nuit, et pris des mesures pour que cela fonctionne. C’est vrai qu’il a fallu trouver un chemin entre ceux qui voulaient tout fermer et ceux qui voulaient tout ouvrir. Il faut dire qu’il y avait aussi une certaine jalousie d’autres secteurs et des incertitudes. Je recevais des lettres avec des questions qui étaient légitimes, mais les réponses à leurs interrogations, on ne les avait pas forcément au départ. Il a fallu qu’on trouve des chemins. Gentiment et avec le temps, vous rassurez la population. Le calme et la confiance sont cruciaux dans ces moments de doute.
Vous semblez plutôt serein. Cette crise était-elle facile à gérer pour vous?
Non, c’était la première fois qu’on avait des décisions si importantes à prendre et si rapidement. On n’est jamais préparé à affronter une telle situation. Mais le rôle du ministre des finances est d’avoir des finances saines pour pouvoir continuer de soutenir tous les secteurs qui en ont besoin. Par contre, j’ai aussi eu des téléphones incroyables avec des gens qui voulaient me vendre des palettes de masques à des prix impensables (rires)!
Etait-ce compliqué pour vous qui êtes banquier d’évoluer dans un pur flou artistique?
La clé est de rester calme et concentré, et d’éviter de prétendre qu’on sait tout. Il faut rester humble et attentif, avoir conscience qu’on apprend de la crise.
Etes-vous satisfait des décisions que vous avez prises jusqu’ici?
Un bilan global va devoir se faire, mais pas avant trois à cinq ans, à mon avis. Il y a certainement des choses que l’on n’a pas fait juste. Je pense surtout au non-accompagnement de nos morts qui laissera des séquelles. Il faudra accepter ce débat, parce qu’à mon avis, on n’a pas assez réfléchi par rapport à ça.
Pourquoi vouloir toujours tout centraliser? «Parce qu’on est lâches!»
Outre le fait de tenir les cordons de la bourse vaudoise, Pascal Broulis préside la Fondation suisse pour la collaboration confédérale. Et le thème qui sera à l’honneur cette année sera le Covid et ses effets sur la centralisation. Un sujet sur lequel le Sainte-Crix a déjà un avis.
Avec votre regard de banquier, comment voyez-vous cette crise actuellement?
Un des gros soucis que je vois avec cette crise, c’est le retour de l’état Nation qui s’était fortement atténué après la chute du mur de Berlin, en 1989, où une grande fluidité s’était installée sur le continent Européen. On voit des pays qui se referment sur eux-mêmes pour des raisons qui ne sont pas seulement sanitaires. Certains ont profité de la crise pour imposer de grandes restrictions. Et maintenant il faut éviter que cela perdure.
Si la force de la Suisse est d’être décentralisée, pourquoi a-t-on voulu tout centraliser ces dernières années au grand dam des villages?
Parce qu’on est lâches et que l’on ne s’interroge pas suffisamment! C’est comme moi, quand je n’ai pas envie de faire quelque chose, je me dis que ce sera quelqu’un d’autre qui s’en occupera. On pense qu’en centralisant les choses, la corvée sera résolue à l’échelon supérieur. Mais la centralisation, c’est ce qu’il y a de pire, c’est ce qui tue une collectivité en lui faisant perdre son autonomie.
Allez-vous freiner cette tendance à la centralisation?
On va en débattre en tout cas. Fin mai, on aura la 6e Conférence nationale sur le fédéralisme, à Bâle, avec à l’ordre du jour des questions comme: «Le fédéralisme a-t-il fait ses preuves en temps de crise?»; «Les limites du fédéralisme»; «Lutte contre la pandémie, le triomphe de la centralisation?», etc. Il y a une fâcheuse tendance à vouloir tout simplifier en pensant que la solution vient par la centralisation. Non, elle ne vient jamais par là. On doit toujours assumer pourquoi on a été élu. On doit assumer le bon côté et le côté plus compliqué de la tâche qu’on nous confie. Pareil pour nos Vaudoiseries, c’est ce qui fait qu’un plat n’est pas fade. La Suisse est un laboratoire. Il y a des cantons qui testent des choses et, si les autres voient que ça marche, ils le reprennent chez eux en l’adaptant.