La stratégie des quatre piliers, comment ça marche?
6 janvier 2025 | Textes: J.-Ph. Pressl-WengerEdition N°3863
Cette stratégie est souvent mise en avant lorsque les autorités doivent prendre position sur la façon de combattre le trafic de rue. Mais en quoi consiste-t-elle vraiment?
Que ce soit à Yverdon-les-Bains, à Lausanne ou à Vevey, pour ne parler que des villes vaudoises en proie à de solides problèmes de trafic de rue, les autorités avancent régulièrement la stratégie des quatre piliers au moment d’expliciter leur programme pour améliorer la situation. Mais peu de monde connaît les détails de cette approche, ses points forts et ses points faibles, ainsi que ses possibles évolutions dans un avenir relativement proche.
Cette stratégie date des années 1990 et ne s’applique pas uniquement au trafic de drogue, mais possède clairement une portée bien plus large puisqu’il s’agit d’un outil de santé publique lié aux addictions dans leur ensemble. Son entrée en force avait fait suite aux dérives observées et qui allaient mener aux scènes ouvertes de la drogue à Zurich (Platzspitz, Letten). Depuis lors, cette approche a régulièrement fait ses preuves.
Large spectre d’action
En août dernier, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a publié un nouveau plan de mesures de la Stratégie nationale Addictions, couvrant la période allant de 2025 à 2028. Ce plan met d’ailleurs explicitement la responsabilité de l’application de ces mesures entre les mains des cantons. Les piliers, eux, restent inchangés: la prévention et la promotion de la santé, la thérapie et le conseil, la réduction des risques et des dommages ainsi que la réglementation et l’exécution de la loi. Comme on peut le voir ci-contre, cette stratégie ne se borne pas à la lutte policière contre le trafic, ce dernier point n’étant qu’une partie du quatrième pilier. Mais il demeure celui qui agite le plus l’opinion plublique, notamment en raison de sa visibilité.

Christian Weiler. gabriel lado
Weiler: «La capacité d’incarcération est trop faible et l’arsenal juridique inadapté»
Responsable de la Sécurité à Yverdon-les-Bains, le municipal Christian Weiler (PLR) aborde sans tabou la problématique de l’exécution des lois, prévue dans le quatrième pilier.
Christian Weiler, comment cette stratégie des quatre piliers peut-elle aider à juguler le trafic de rue à Yverdon-les-Bains?
Le deal de rue reste une prérogative du Canton et la problématique des moyens se pose crûment. On arrête huit à dix dealers par semaine à Yverdon. Mais la capacité d’incarcération est beaucoup trop faible, les prisons sont toutes suroccupées et ceci dans plusieurs cantons, dont le nôtre. Nous ne pouvons donc pas incarcérer toutes les personnes arrêtées. Le projet du Canton pour remédier à cet état de fait est de construire 70 nouvelles places de prison à Orbe, pour un coût estimé à 70 millions. Le tout à l’horizon 2029-2032. Alors que le nombre estimé actuel de dealers dans le canton est de l’ordre de 450. Tout le monde aura compris les données du problème.
Et que pouvez-vous tout de même entreprendre sur le terrain?
Notre stratégie est de multiplier les contrôles et les procédures qui, parfois, se terminent avec une peine de prison et une expulsion. C’est une tactique de harcèlement. Il faut comprendre que les saisies que toutes les polices effectuent ne concernent que 20% du trafic total. Les 80% restants perdurent et le trafic a lieu soit dans des appartements, soit via des voitures banalisées. Mais comme ces transactions ne sont pas visibles, personne ou presque ne s’en plaint.
Contrairement aux trafiquants qui agissent entre la gare et la rue des Remparts…
Oui et d’ailleurs, il y a souvent une confusion quant au statut de ces dealers. Ils n’ont pas le statut de réfugiés en Suisse, mais de touristes. Leur parcours passe souvent par un centre d’accueil de réfugiés en Italie. Puis, selon des accords de Schengen, ils peuvent ensuite obtenir un visa de touriste pour entrer en Suisse. Le problème est que pour expulser un touriste, l’arsenal juridique n’est pas adapté. Il faut que l’infraction soit grave et comme les dealers ne conservent que très peu de drogue sur eux, il n’y a pas de quoi mettre en place une procédure d’expulsion. D’ailleurs, nous devons souvent adresser les amendes prononcées à un centre d’accueil en Italie. Autant dire qu’elles restent lettre morte. Face à cette situation, notre système juridique est obsolète.
Malgré tout, la situation perdure. Comment expliquer que la demande reste difficile à enrayer?
La qualité de la cocaïne a doublé alors que le prix a été divisé par deux. Et il y a deux raisons principales à cela : la production mondiale a augmenté et l’acheminement a récemment été facilité, que ce soit par des événements géopolitiques, ou par l’explosion du nombre de colis générés par le commerce en ligne.
Vous parlez de cocaïne, mais que représente l’arrivée récente du crack sur le marché?
Le crack est un dérivé de la cocaïne. Il n’est pas cher et prêt à l’emploi. Les consommateurs réguliers ou marginalisés qui ne peuvent plus sniffer la cocaïne, en raison de la détérioration de leurs cavités nasales, passent soit à l’injection, soit à la pipe à crack. Et cette population marginalisée, qui représente environ 10% des consommateurs, peut poser de nouveaux problèmes.
Lesquels?
Cela peut aller de la mendicité agressive à la prostitution, en passant par de petits larcins. Il faut trouver de l’argent pour payer la prochaine dose. Et comme ces personnes sont souvent désocialisées, elles ne reculent devant rien.
Dans ce contexte, quelles sont vos priorités actuelles?
On doit travailler sur le sentiment d’insécurité qui gagne la population. Et cette insécurité est intimement liée aux 10% de consommateur marginaux. Les toilettes de la Kipole, par exemple, étaient dans un état sanitaire inacceptable: préservatifs usagés, seringues, traces de sang. Nous avons donc été contraints de les fermer. Aujourd’hui cela implique que ces consommateurs marginalisés consomment dans des endroits inadaptés comme les toilettes des grands magasins, les portes cochères, ou même dans la rue.
Et quelle solution pouvez-vous apporter pour éviter cela? Ouvrir un local d’injection?
Par exemple, mais ce genre d’infrastructure devient très vite attractif pour les consommateurs. Et si cela attire des consommateurs, cela attirera des trafiquants. Il faudrait donc limiter l’accès à cet éventuel local aux personnes de la région uniquement, probablement à l’aide d’une carte individuelle. Un projet de la sorte est également en gestation à Fribourg.
Et la Confédération dans tout cela?
Un acteur est important au niveau fédéral: la brigade financière. C’est un moyen de faire mal aux réseaux de trafiquants. Car l’argent généré par le trafic (50 à 60 millions de francs dans le canton de Vaud rien que pour la cocaïne, selon une étude de l’Université de Lausanne) doit être blanchi. Et dans ce cas, on peut avoir un impact.
1: Prévention et promotion de la santé
Ce premier pilier a pour objectif de prévenir les addictions et de repérer de manière la plus précoce possible les comportements qui y sont liés. Les buts stratégiques de ce pilier se cristallisent sur trois axes: premièrement, il s’agit d’aider les personnes à adopter un mode de consommation à faible risque vis-à-vis des substances ou des comportements addictifs (alcool, tabac, drogues, jeu, etc.). Deuxièmement, il s’agit de structurer le cadre sociétal pour rendre les comportements à faible risque attrayants. Et finalement, on tente de renforcer le repérage et l’intervention précoces. Ce travail est effectué dans plusieurs cadres: scolaire, extrascolaire, auprès des adolescents dans le cadre d’une addiction précoce au tabac, et dans le monde du travail.
2: Thérapie et conseil
Dans ce pilier, on se trouve clairement dans le domaine de la prise en charge des personnes déjà touchées par une addiction. On parle d’amélioration de la santé physique ou psychique, de réinsertion sociale et professionnelle. Il s’agit aussi d’évaluer les traitements adéquats, dans le cadre de réseaux interdisciplinaires, et de déterminer si ces solutions restent supportables financièrement. Les principaux axes de développement issus du plan de mesures 2025-2028, au-delà de la promotion de l’aide psychosociale, se tournent vers le numérique. Les sites SafeZone.ch (consultation en ligne sur les addictions) et Stop-tabac.ch (conseils professionnels gratuits pour arrêter de fumer) continueront de recevoir le soutien de l’OFSP afin de toucher le plus grand nombre de personnes ayant des questions en rapport avec les addictions.
3: Réduction des risques et des dommages
Ce pilier se concentre sur la promotion des aides faciles d’accès et la réduction des conséquences négatives liées aux addictions. Un des objectifs principaux s’articule autour de la réduction du nombre de décès prématurés, d’accidents, d’actes de violence ainsi que d’overdoses. Les autres idées directrices agissent sur les offres de soutien et de conseil. Les actions concrètes se matérialisent actuellement sous la forme de centres de contact et d’accueil, de locaux de consommation, d’échanges de seringues ou encore de soutien dans la recherche d’un travail ou d’un logement adéquats. Il s’agit d’une part d’améliorer l’état de santé et l’intégration sociale de personnes dépendantes, et d’autre part d’empêcher la propagation de maladies transmissibles.
4: Réglementation et exécution de la loi
Il s’agit du pilier dont on parle le plus, en regard de la prolifération du trafic de rue. La feuille de route édictée par la Confédération n’apporte qu’un soutien aux cantons dans leurs tâches d’exécution. Par exemple, elle instaure un suivi du cadre légal et propose des adaptations nécessaires, mais les choses bougent très doucement. Le travail de terrain, lui, demeure du ressort des cantons, en collaboration avec les communes. Pour la période à venir, 2025-2028, le soutien fédéral devrait se matérialiser surtout sur un plan administratif: newsletter et revue de presse, évaluation des essais pilotes sur le cannabis, achats-tests pour s’assurer que les mineurs n’ont pas accès à l’alcool dans les commerces. Pour ce qui est du volet répressif, seuls des échanges de bonnes pratiques sont envisagés.