L’implication coloniale de la Suisse, en tant qu’État, peine a être reconnue. Dans une visée décoloniale et anti-raciste, une conférence a été organisée à la Maison des Associations à Yverdon-les-Bains.
Depuis quelques années, l’implication de la Suisse et des Suisses dans la colonisation est dénoncée et étudiée. Si les langues se délient autour des familles (De Pury, Pourtalès, Escher) ou des villes suisses (il existe au Brésil une ville nommée Nova Friburgo, ou New Bern et New Zurich aux États-Unis par exemple) ayant profité de l’esclavagisme, l’implication de l’État helvétique est encore un sujet délicat. Et ce, malgré les contradictions évidentes entre le discours des autorités et les réalités historiques suisses.
Par exemple, comment expliquer la réputation de la Suisse comme LE pays du chocolat depuis le XIXe siècle, alors qu’aucun cacaoyer ne pousse sur le sol helvétique? Ou comment expliquer la présence d’un «village noir»– qui peut être rapproché des «zoos humains» en vogue à l’époque – à l’exposition nationale de 1896 à Genève, où des milliers de Suisses se sont pressés pour voir les 227 personnes venues d’Afrique mises en scène (paru dans Heidi.news, 23.02.2023)?
Ainsi, la Suisse et le colonialisme étaient au centre de la conférence qui s’est tenue samedi soir à la Maison des Associations à Yverdon-les-Bains. L’événement était organisé par les associations Solidarité et Écologie et Djelbana, et le parti Solidarités. Fabio Rossinelli et Philipp Born, historiens suisses spécialistes de la question, étaient les invités de cette table ronde. Paola Salwan Daher, juriste internationale, autrice et militante aurait dû être présente, mais n’a pas pu venir. Enfin, la table ronde était animée par Sarah Dekkiche, présidente de Djelbana.
La Suisse, partie prenante
La Suisse n’aurait pas fait partie du grand circuit colonial, car elle n’aurait pas colonisé de territoire, comme a pu le faire l’Empire britannique, la France, la Belgique ou encore l’Allemagne (pour ne citer qu’eux). Ce discours est notamment tenu par les instances politiques suisses. Dans l’émission Samstagsrundschau du 20 février 2021, le conseiller fédéral Ignazio Cassis défendait la thèse selon laquelle la Suisse, en tant qu’État, ne s’est pas impliquée dans l’esclavage et de ce fait, les Suisses n’ont pas de «passé colonial».
Pourtant, «au XIXe siècle, les liens entre la Suisse et le colonialisme étaient l’objet de proclamations publiques et de discours, comme en témoigne l’éloge enthousiaste des colonisateurs et des explorateurs helvétiques par Numa Droz (ndlr: conseiller d’Etat neuchâtelois) à Berne en 1891» (Dictionnaire historique de la Suisse – DHS). Une contradiction évidente qui traduit le malaise suisse autour de la question.
Ainsi, Fabio Rossinelli tient à préciser que «le colonialisme, ce n’est pas simplement établir des colonies formelles». Il explique que le fait de profiter de ces colonies, directement ou indirectement, est un acte de colonialisme en soi. Si l’Etat en a profité indirectement, il en a également profité directement et paradoxalement, grâce à sa neutralité.
Les avantages de la neutralité
L’un des arguments avancés pour discréditer la Suisse dans son implication coloniale est la question de la neutralité. Or, selon les deux historiens, c’est notamment grâce à son statut de neutralité qu’elle y a pris part.
En tant que pays neutre, la Suisse a souvent été mandatée pour arbitrer des conflits territoriaux entre nations colonisatrices. Par exemple, la Suisse a arbitré à deux reprises (1886 et 1889) les conflits autour de la possession du Congo entre Léopold II, roi des Belges, la France et le Portugal, et a certainement tiré profit de ces négociations. Une place importante dans le marché arbitral international, toujours effective aujourd’hui. «L’histoire impériale globale a façonné l’histoire institutionnelle de la Suisse», martèle Fabio Rossinelli.
À noter que les mercenaires suisses, grandes figures helvétiques avant la Révolution française, ne disparaissent pas avec elle. De très nombreux soldats suisses ont fait partie des armées coloniales, comme l’explique Philipp Born.
Des stigmates qui persistent
La colonisation a été rendue possible, notamment avec la création d’un discours déshumanisant envers les populations colonisées. Des discours stigmatisants, structurels et systématiques qui se traduisent encore aujourd’hui par de la discrimination et du racisme. Par exemple, Philipp Born soulève que les publicités pour le chocolat suisse ont contribué à véhiculer des images stéréotypantes, diffusées dans toute la Suisse et à l’étranger.
Mais devant cette critique des actions de la Suisse, Fabio Rossinelli précise qu’il ne s’agit pas de faire une histoire binaire, avec les méchants d’un côté et les gentils de l’autre. La Suisse a souvent eu un rôle ambivalent et a parfois même soutenu des luttes d’indépendance, notamment dans la lutte de libération de l’Algérie au XXe siècle avec la publication de La Question d’Henri Alleg, ouvrage fondateur de la dénonciation des tortures coloniales françaises. «Le travail des sciences sociales, telles que l’histoire, n’est pas de juger, mais de restituer le passé. Il faut arrêter de percevoir l’histoire suisse comme une histoire nationale ou européenne et se défaire de ses mythes. Il faut désormais l’inscrire sur un plan global.» Un travail que de plus en plus d’historiens s’attellent à mener.