Logo
La Ville porte plainte contre un fonctionnaire
Yverdon, 26 août 2020. JECOS, rue de Neuchâtel 2. © Michel Duperrex

La Ville porte plainte contre un fonctionnaire

28 août 2020 | Edition N°2775

Yverdon-les-Bains – Des comportements ambigus au sein de l’administration ont été rapportés aux oreilles de deux conseillers communaux qui, après avoir pris le dossier à bras le corps, ont interpellé la Municipalité. Celle-ci n’a pas eu d’autre choix que de porter plainte.

Il aura fallu du temps pour amener Gisèle* à raconter son histoire. Cela se compte en années puisque la femme cachait un profond mal-être depuis huit ans. Très long, trop long même pour Christophe Loperetti. Avec l’UDC Ruben Ramchurn, le socialiste se bat pour encourager des habitantes à dénoncer les abus qu’elles estiment avoir subis. Hier, il a réussi à faire avancer sa cause en épaulant Gisèle dans une étape aussi capitale qu’effrayante: parler à la gendarmerie.

Après avoir sollicité une aide du service Jeunesse et Cohésion sociale de la Ville (Jecos), cette Yverdonnoise bien établie assure avoir reçu des appels d’un employé de la Commune. Rien de bien méchant en soi, jusqu’à ce que cet individu débarque à son appartement, fin 2012. «J’ai entre-ouvert ma porte, et là, il a mis le pied pour que je ne puisse plus la fermer. Du coup, je ne savais pas quoi faire, alors j’ai ouvert, évoque-t-elle, la voix tremblotante. Là, il a commencé à m’embrasser, à toucher ma poitrine. Il a mis ma main sur son sexe…»

Face à ces gestes, Gisèle est restée figée, tétanisée. Comme enfermée dans son propre corps, elle s’est mise à repenser aux abus qu’un autre homme lui avait fait subir durant son adolescence. Sans exprimer de refus, elle s’est laissée faire. «Je n’étais plus moi-même, je crois lui avoir dit de partir au bout d’un moment. Et je me souviendrai toujours de ce qu’il m’a dit après: Il fallait que je me détende un peu avant de partir en vacances.»

Un faisceau d’indices

Durant des mois, Gisèle a gardé ce lourd secret en elle, passant d’un sentiment de culpabilité à la peur de perdre son droit à une prestation sociale. Encore aujourd’hui, cette crainte la suit partout où elle va, comme une épée de Damoclès. D’ailleurs, hier, lorsque des gendarmes lui ont dit qu’en cas de plainte son prétendu agresseur connaîtrait son nom, elle a abandonné la bataille. «Elle était terrorisée», confirme Christophe Loperetti, qui l’a accompagnée.

Comme Gisèle, d’autres femmes ont rapporté des évènements troublants aux deux conseillers communaux. Leurs récits étaient toutefois moins accablants, évoquant plutôt des propos déplacés. Malgré la détermination des élus impliqués à récolter des récits, peu de personnes ont accepté d’évoquer leur histoire ouvertement (lire encadré ci-dessous).

Fort d’une vingtaine de témoignages, ils ont fait remonter la problématique à la Municipalité. Face aux allégations, celle-ci a été obligée, selon la loi sur les communes, de déposer une plainte contre le fonctionnaire en question. Une enquête est actuellement en cours et un procureur suit de près cette affaire.

Présumé innocent

D’après une source proche du dossier, les enquêteurs n’auraient, à l’heure actuelle, pas trouvé d’éléments répréhensibles. Et, dans tous les cas, l’employé est présumé innocent tant qu’il n’a pas été condamné par un jugement entré en force.

Néanmoins, il ressort, des différents récits entendus, quelques points communs: un tutoiement d’office des habitants, une dénomination par leur prénom, des propos jugés dégradants par les bénéficiaires – bien souvent des femmes –, une intrusion dans leur vie privée, des sous-entendus évoquant des rendez-vous hors des heures de travail et, surtout, une présentation de son rôle allant bien au-delà de ses réelles fonctions. «Il nous fait croire qu’il a les pleins pouvoirs. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a même rassurée, entre guillemets, en me disant que tant qu’il était là, je ne risquais rien», relève Gisèle.

Avis mitigés parmi les collègues

Au sein du Jecos, certains ont tenté de faire bouger les choses. «Quand j’ai entendu ces histoires, j’ai d’abord été surpris, évoque un ancien membre du Service. Je l’ai rencontré pour discuter de son travail. J’ai senti une manière de se comporter qui laissait entrevoir un abus de pouvoir. Aussi, je l’ai senti très confiant, responsable de rien, c’était presque comme si c’était un bon samaritain, à l’écouter», confie John*. Décelant une certaine impunité, le travailleur social s’en est référé à sa hiérarchie. «Elle m’a répondu que beaucoup de gens se plaignent de ce monsieur, mais que cela ne fait pas de lui un abuseur. Et que si une personne me rapporte avoir été agressée par ce monsieur, il est absolument nécessaire qu’elle témoigne et porte plainte pour pouvoir agir.» Ayant déjà reçu un avertissement pour avoir tenté de dénoncer des abus sans preuve, il savait que recommencer avec ce fonctionnaire allait lui coûter sa place. Il a donc abandonné, à défaut de convaincre l’une de ses bénéficiaires de témoigner. Et d’ajouter: «Après c’est vrai, se croire le roi du monde n’est pas interdit par la loi.»

Un autre travailleur social, qui a aussi quitté le navire depuis, a tenté de secouer le cocotier, en vain. Finalement, il a trouvé des astuces pour aider ses bénéficiaires. «Je m’en suis accommodé. Quand j’avais des demandes à lui faire, j’essayais de le mettre de bonne humeur en amenant les croissants le matin, par exemple. Mais le plus souvent, je redirigeais les gens vers une autre institution.»

Une réaction aussi adoptée par une assistante sociale. Quelque mois après son arrivée, elle a été briefée par une collègue, qui refuse d’en parler aujourd’hui, sur les problèmes qui pouvaient survenir avec l’employé du Jecos. «Visiblement, il est connu comme le loup blanc, donc soit ses supérieurs le couvrent, soit ils ne contrôlent pas son travail, selon moi.»

Le fonctionnaire nie tout en bloc

D’autres personnes ayant collaboré avec le fonctionnaire, en revanche, le considèrent comme sympathique et n’ont jamais eu le moindre soucis avec ce dernier. «De toute façon, ce n’est pas lui qui décide d’attribuer ou non quelque chose. Par contre, on en discute ensemble», assure Ana*. Et un autre d’ajouter: «Tout s’est toujours bien passé.»

L’employé en question a découvert les rumeurs et la plainte à son encontre hier. «C’est une surprise totale!, lâche-t-il. Jamais je n’ai eu de contrepartie, je ne mange pas de ce pain là.» L’homme ne nie pas avoir créé des amitiés au fil des ans. «Il y a des gens avec qui je suis devenu proche, mais je n’ai jamais embrassé personne, je n’ai jamais fait d’attouchements ou autre. C’est totalement faux.» Il poursuit: «C’est vrai que ça m’est arrivé de dire sur le ton de la blague: comment je fais pour vous contacter pour aller manger des filets de perches si je n’ai pas votre numéro? Mais c’était une boutade. Le dire, c’est une chose, y aller c’en est une autre.»

Quant au chef du Jecos, Jean-Claude Ruchet (PS), il ne dira qu’une seule chose: «La Municipalité ne fera aucun commentaire car une enquête est en cours.»

*Prénoms d’emprunt


Plusieurs femmes témoignent

La Région a pu contacter et rencontrer plusieurs femmes qui se disent choquées par le comportement d’un employé du Jecos. L’une d’entre elles a reçu une invitation à sortir souper avec le fonctionnaire, lancée sur le ton de la plaisanterie. Une autre a été questionnée sur les raisons de son divorce avant de se voir proposer une liste de célibataires. Une mère de famille s’est également vue reprocher le fait de tomber régulièrement enceinte. Quant à Marianne*, dès sa première visite au bureau de l’employé de la Ville, elle s’est remémoré ses visites au cabinet de son ancien magnétiseur, actuellement face à la justice pour avoir prétendument commis des actes d’ordre sexuel. «Il a, comme mon ancien thérapeute, tout de suite voulu me tutoyer, m’appeler par mon prénom et m’interroger sur ma vie privée et sur ma séparation, confie-t-elle. Après, il a enchaîné sur le fait qu’il faudrait que je rencontre quelqu’un parce que ce serait mieux pour mon moral, pour ma vie sociale et pour mes finances.» Un conseil qu’elle a vite remballé, jugeant les propos déplacés. Ce qui n’a pas empêché l’homme, selon ses dires, d’aller plus loin: «Il voulait m’aider. Il m’a dit, sur le ton de la rigolade, de le rappeler pour des conseils ou pour aller manger des filets de perches.» à ces mots, la jeune femme a pris ses jambes à son cou et n’est plus jamais retournée le voir.

Questionné sur le tutoiement et les sous-entendus d’éventuels soupers, un de ses anciens chefs confirme que «ce n’est absolument pas normal, même sur le ton de la plaisanterie». C. Md


Des allégations démesurées

Un employé d’une entreprise privée qui collabore étroitement avec le fonctionnaire depuis des années tient à relativiser la situation: «Je n’ai jamais eu vent de problème. Il faut dire que les gens qui viennent nous voir ont énormément d’attentes. Donc forcément, il y a de grandes déceptions. Car on n’est pas des magiciens et, parfois, on ne peut pas les aider, souligne-t-il. Je pourrais aussi vous citer vingt personnes qui pensent que je suis un bon à rien. J’ai aussi entendu que j’étais raciste, mais ce n’est pas le cas.»

Un des anciens supérieurs du Vaudois reste aussi prudent. «Si c’est vrai, c’est grave. Mais durant les dix ans pendant lesquels j’ai travaillé avec lui, je n’ai jamais entendu la moindre plainte à son sujet. Par contre, c’est vrai qu’il a tendance à se faire mousser.» Il précise toutefois que le fonctionnaire, qu’il a engagé dans les années 2000, est un employé de commerce diplômé d’un brevet fédéral en assurances sociales. C. Md


Quid du parti socialiste?

Cette affaire risque de faire un tollé au sein du Parti socialiste. En effet, le groupe yverdonnois compte dans ses rangs d’un côté le municipal du Jecos et président de la section nord-vaudoise de l’Association suisse des locataires (Asloca), Jean-Claude Ruchet. De l’autre, il y a Christophe Loperetti, qui s’est associé à Ruben Ramchurn pour donner du poids à son intervention et démontrer que l’affaire qu’il veut défendre va au-delà du politique. «Je ne mène pas ce combat pour faire des vagues ou dénigrer mon parti. Je l’ai contacté en premier lieu pour trouver de l’aide, mais j’ai été déçu des réactions.» Finalement, il vient de décider de jeter l’éponge. «Il y a plusieurs choses qui me déplaisent depuis un moment, mais quand on m’a dit qu’on fait de la politique et pas de cas particuliers, ça m’a vraiment décidé à partir.» L’Yverdonnois s’est ainsi tourné vers Les Verts libéraux.

Selon nos informations, d’autres défections pourraient suivre au sein du parti à la rose. C. Md / Réd.

Christelle Maillard