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«L’humanité est divisée en deux catégories»
La sortie de chez Paillard en juin 1964. Archives Yverdon-Revue

«L’humanité est divisée en deux catégories»

21 novembre 2020

Témoin d’une époque importante de l’histoire d’Yverdon,  Jean-Claude Hefti propose de replonger les lecteurs de La Région dans l’univers de Paillard SA. Un récit tout simplement passionnant.

Jean-Claude Hefti est entré en 1960 à Paillard SA, qui deviendra plus tard Hermes Precisa International SA. Il en deviendra un cadre respecté, allant même jusqu’à être nommé directeur du personnel et directeur des services généraux. Il livre ici, en exclusivité pour La Région, son récit en quatre temps des «années Hermès», de 1960 à son départ, en 1982.

«Le texte qui suit ne constitue pas un rapport factuel et objectif, mais relate quelques souvenirs qui refont surface à l’occasion de l’exposition Rock me Baby. Je ne mentionnerai que des faits dont je suis absolument sûr, tout en admettant quelques imprécisions en ce qui concerne la chronologie», tient à préciser celui qui fêtera ses 91 ans en janvier prochain et qui a eu une très riche vie, entre ses activités professionnelles à Interfood (qui deviendra Jacobs Suchard SA) et au CICR, mais aussi son mandat de dix ans en tant que juge suppléant au Tribunal du district d’Yverdon et celui de président du Conseil général de Valeyres-sous-Montagny (cinq ans). Il a en outre été membre du Conseil communal d’Yverdon-les-Bains pendant dix-neuf ans, tout en étant, entre autres, membre, puis président, de la commission de jumelage d’Yverdon-les-Bains.

 

 

À la fin des années 50, Paillard SA est la plus grande entreprise industrielle du canton de Vaud. Les caméras et projecteurs Bolex produits à Sainte-Croix et les machines à écrire Hermes fabriquées à Yverdon (pas encore Yverdon-les-Bains!) se vendent dans le monde entier. L’entreprise emploie plus de quatre mille personnes dans le Nord vaudois.

En décembre 1960, après de longues années à l’université et un stage de deux ans dans une étude d’avocats, je débarque à Yverdon chez Paillard SA (chez «Messieurs Paillard», comme disent d’aucuns). Le choc est violent. Je tombe dans un autre monde. Tout est réglementé, rien n’est laissé au hasard. Ainsi, l’horaire de travail est fixé avec précision et suivi avec discipline.

La pause de midi, par exemple, commence à 12h03 pour les cols blancs et à 12h06 pour les cols bleus. Dans les bâtiments Paillard, ce n’est pas le moment de vouloir monter les escaliers à contre-courant! D’innombrables cyclistes enfourchent leur bécane pour rentrer à domicile pour le repas de midi.

Devant le Casino (aujourd’hui Théâtre Benno Besson), un policier juché sur un mirador règle l’écoulement de ce flot de cyclistes. La situation est semblable à Sainte-Croix, mais sans la présence d’un policier au milieu du carrefour. C’est alors que le docteur Croisier quitte son cabinet tout proche et maîtrise le chaos en blouse blanche. Par la suite, des feux de circulation sont venus remplacer les gestes du bon docteur.

À l’usine d’Yverdon, les bâtiments de Paillard SA ont deux étages sur rez-de-chaussée. Ils sont équipés d’ascenseurs, dont l’usage est réservé aux membres de la direction et aux personnes handicapées pourvues d’une autorisation expresse. Le directeur de production de l’usine d’Yverdon, un homme pointilleux et peu amène, veille farouchement au respect de cette règle. Il se plaît à courir après les contrevenants et à leur infliger des amendes!

Dès mon premier jour chez Paillard, j’apprends que l’humanité est divisée en deux catégories, pour ne pas dire en deux races: d’un côté les cols blancs ou employés, de l’autre côté les cols bleus ou ouvriers.

La catégorie des cols blancs comprend évidemment les directeurs et autres cadres supérieurs, mais aussi les cadres intermédiaires et les contremaîtres, le personnel occupé à la recherche et au développement, à la vente et à l’administration, y compris celles et ceux qui ne font guère autre chose que de copier des chiffres à l’aide d’une machine à écrire (en 1960, il n’y a pas encore d’ordinateurs, tout au plus des machines comptables et des machines à écrire munies d’un chariot électrique).

La catégorie des cols bleus, ce sont principalement des ouvriers et des ouvrières sans formation professionnelle, qui ont été formés sur le tas. Mais il y a aussi des ouvriers qui ont fait un apprentissage et qui sont titulaires d’un CFC. Parmi eux, certains font marcher et surveillent des machines valant des dizaines de milliers de francs (par exemple des rectifieuses).

La différence de traitement entre les personnes des deux catégories est nette. Les employés reçoivent un salaire mensuel et bénéficient de prestations sociales plus fournies que les ouvriers, qui eux sont payés à la quinzaine et ne bénéficient que de prestations sociales plus modestes. Les employés sont fiers de leur statut et certains sont imbus de leur supériorité.

Quelques années plus tard, quand je remplirai la fonction de directeur du personnel, je consacrerai beaucoup d’énergie à effacer les distinctions entre ces deux catégories de personnel, notamment en «mensualisant» le salaire des ouvriers et en égalisant tout ce qui peut l’être.

Dans les ateliers, l’activité est intense. Lorsque l’on parcourt les longs corridors de l’usine d’Yverdon, on entend le ronronnement des machines qui tournent en continu et, à intervalles réguliers, les coups de bélier des presses. Dans les bureaux règne une ambiance feutrée, proche de celle d’une administration publique.

Comme c’est l’usage en ces temps, tout document destiné à l’extérieur doit être muni de deux signatures, mais pas les signatures de n’importe qui, même pas de ceux qui ont élaboré le texte: il faut impérativement les signatures de directeurs, fondés de pouvoir ou mandataires commerciaux inscrits au Registre du commerce.

Paillard SA fait des bénéfices. Il y aura un dividende pour les actionnaires et des tantièmes pour les membres du conseil d’administration (en fait, ça rime à quoi, les tantièmes?).

L’Assemblée générale des actionnaires statuant sur l’exercice 1960 a lieu le samedi de Pentecôte 1961, au Foyer Paillard, qui a été construit récemment (devenu il y a quelques années Bowling Yverdon et fermé entre temps).Une collation suit à l’hôtel de La Prairie, où quelques dames de la bonne société de Sainte-Croix exhibent leur dernier chapeau à voilette et où les convives consomment force canapés et tartelettes aux fraises. Le lundi, après l’assemblée, le président du conseil d’administration, membre éminent de la famille Paillard, lâche une confidence cocasse: en présence de membres du personnel, il se plaint de s’être écorché les doigts en découpant aux ciseaux les coupons de ses nombreuses actions, en prévision de l’encaissement du dividende (à l’époque, les actions en papier munies de coupons sont souvent détenues par les actionnaires eux-mêmes plutôt que d’être déposées dans une banque).

Le succès des produits Hermes et Bolex sur le marché, l’efficacité de l’appareil de production, le bénéfice réalisé après amortissement à zéro des achats de machines-outils et autres investissements, tout confirme la réussite de Paillard. Mais hélas, cet état ne va plus durer bien longtemps. Les tartelettes aux fraises à l’issue de l’assemblée des actionnaires ne seront plus qu’un rêve.

 

 

Episode 1
Le monde Paillard en 1960. Réglementation extrême, horaires stricts, cols bleus et cols blancs.

Episode 2
Les méthodes de production, du stakhanovisme de 1960 à l’enrichissement des tâches dans les années 80.

Episode 3
Trois directeurs généraux successifs: Fritz Pagan, François Thorens, Fritz W. Meyer. Trois styles bien différents.

Episode 4
Du «tout interdit» à des conditions plus modernes: horaires variables, autorisation de fumer, automates à boissons…

Rédaction