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Où sont passés les spectateurs au bord des terrains?

12 octobre 2018 | Edition N°2351

Manque d’identification avec les clubs locaux, abondance du haut niveau sur les écrans, évolution sociale et culturelle: les abords des pelouses régionales sont de plus en plus délaissés. Et le Nord vaudois ne fait pas exception.

Entamer une discussion avec un ancien joueur ou un supporter de toujours; le questionner concernant ses meilleures souvenirs sur un terrain ou dans un stade; voir la conversation glisser inlassablement en direction d’une ferveur populaire qui semble aujourd’hui si lointaine. «Je n’oublierai jamais lorsqu’on s’était fait avoir par la caméra cachée Zoé, se souvient Philippe Gonin, amoureux d’Yverdon Sport depuis son enfance. C’était en 1987, en Ligue nationale B, contre Carouge. Après une minute, l’arbitre siffle un penalty complètement imaginaire. Avec des copains, on n’avait aucune idée que c’était une blague. On était comme des fous en tribune, on voulait rentrer sur le terrain et aller lui faire la peau. 2000 personnes étaient dans le même cas que nous. Voir autant de monde au stade, c’était le lot quotidien, à l’époque.»

Il suffit de parcourir les pages de livres retraçant l’histoire de certains clubs, de tomber sur une vieille vidéo en noir et blanc ou de dépoussiérer des archives de journaux pour s’en rendre compte: les tribunes des stades et autres abords des terrains villageois étaient autrement plus garnis à l’époque qu’aujourd’hui. «Je garde en mémoire ces fantastiques derbies vaudois de 1re ligue dans les années 70 et 80. Il y avait au moins 1400 ou 1500 spectateurs à chaque fois. Les juniors du club venaient encore soutenir la première équipe et emmenaient avec eux leurs parents et des amis», regrette Serge Duperret, ancien président du FC Le Mont, aujourd’hui directeur sportif de la première équipe d’Yverdon Sport. En comparaison, le Stade Municipal a accueilli tout juste 600 personnes il y a trois semaines, lors d’un match face au Stade Nyonnais entre deux équipes à la lutte pour la promotion en Challenge League.

Le LS ne fait plus rêver

Ce qu’il s’est passé entre-temps? «Les joueurs s’identifient nettement moins au club de leur ville ou village qu’avant, estime Alexandre Bernetti, ancien buteur d’YS entre 1976 et 1987. A mon époque, les trois-quarts de l’effectif étaient constitués d’éléments locaux. Les gens du coin se reconnaissaient en nous.» Et Serge Duperret de reprendre: «Durant ces années-là, les jeunes venaient à l’entraînement avec un maillot de leur club, ou celui du Lausanne-Sport, pour qui ils rêvaient de jouer. Aujourd’hui, on ne voit plus que ceux du PSG, du Barça et du Real…»

Ce phénomène, Christophe Jaccoud, professeur assistant en sociologie du sport à l’Université de Neuchâtel, l’identifie comme une déconnexion entre le football européen qu’on peut observer sur nos écrans et celui qui se trouve à deux pas de chez nous. «Juste sous notre nez, en allumant notre télévision ou grâce à quelques clics sur internet, se trouvent des footballeurs qui savent absolument tout faire de leurs pieds. Alors forcément, on a tendance à être déçu lorsqu’on assiste à une rencontre de 3e ligue, qu’on constate que les contrôles sont moins précis et que les passes n’arrivent pas toujours dans les pieds. Sans compter que ceux qui jouent pour nous ne sont plus ceux qui nous ressemblent.»

L’embarras du choix

«Au début de la télé couleur, les chaînes suisses diffusaient une rencontre européenne toutes les deux semaines. Le reste du temps, on se déplaçait pour aller voir du foot», rappelle Serge Duperret. La surabondance, voilà une façon supplémentaire d’expliquer le déclin du nombre de spectateurs assistant aux matches «en vrai». D’une part, le consommateur de football possède l’embarras du choix lorsqu’il sélectionne la partie devant laquelle il se délectera. La plupart des championnats étendent désormais leurs rencontres du vendredi au dimanche, voire jusqu’au lundi. Les trois autres jours de la semaine, eux, sont dévolus aux compétitions européennes.

«Les gens n’ont plus le temps»

Cette surabondance n’est pas valable uniquement dans la concurrence des matches, mais aussi entre le football et les autres activités. «Lorsque j’ai commencé à enseigner, les enfants qui voulaient faire du sport avaient le choix entre le foot et le hockey, voire éventuellement le handball. L’offre a considérablement augmenté depuis», se remémore Alexandre Bernetti, enseignant retraité.

Dans un marché plus que bien fourni, tous les football ne semblent donc pas avoir leur place. «Les gens n’ont plus le temps de se rendre au bord des terrains, lance Serge Duperret. Maintenant, les familles possèdent des résidences secondaires et y passent leurs vacances et leurs week-end. Il suffit de voir à quoi ressemblent les autoroutes…»

Des valeurs obsolètes?

«En fait, aller voir du football est nettement moins ancré dans notre culture qu’auparavant ou que dans d’autres pays, explique Christophe Jaccoud. Dans la tradition américaine, on invite son ou sa partenaire à un match de baseball, de basketball ou de hockey. C’est bien vu, accepté par la société. En Suisse, qui offre un billet pour Servette – Lausanne à sa conjointe ou à une personne qu’il courtise?»

Dans une société en constante évolution, le football, lui, serait resté sensiblement le même au fil des années. «On peut se pencher sur la question de la virilité, reprend Christophe Jaccoud. La discipline est née à la fin du XIXe siècle et véhiculait une certaine idée de la masculinité. Des valeurs qui sont nettement moins valables aujourd’hui dans la société. Au bord d’un terrain lors d’un match de 3e ligue, l’autre jour, j’ai halluciné par rapport à certains comportements propres au monde du ballon rond et qu’on ne retrouverait jamais en dehors.»

Le fossé entre un football d’élite aisément consommable sur son canapé et qui déchaîne plus que jamais les passions, et son équivalent moins prestigieux qu’on peut retrouver à deux pas de chez nous ne semble pas avoir fini de se creuser. Les sommes astronomiques dépensées par certains groupes pour s’offrir les droits de retransmission de la Ligue des Champions n’en sont qu’une preuve supplémentaire.

 

Le salut dans les matches le dimanche matin?

Avant la relégation du club local en 3e ligue il y a deux saisons, le déplacement de Prilly le dimanche matin était un passage quasiment obligé pour les acteurs du football vaudois. Président de l’association cantonale vaudoise, entraîneurs, joueurs: une jolie émulation se dégageait des abords du terrain de la Fleur-de-Lys.

«En réalité, j’ai l’impression que les gens n’ont souvent pas grand-chose à faire de leur dimanche matin, lâche Claude Meylan, président du FC Champvent. Il y a deux semaines, plus de monde s’est déplacé pour assister au match de notre trois en 5e ligue à 10h que celui de notre équipe fanion en 2e ligue la veille en soirée.»

Un constat qui s’explique aussi au regard de l’ancrage très local de la «trois» du club chanvannais. Reste que la programmation de rencontres le dimanche matin pourrait constituer une solution pour des clubs régionaux dont la moyenne de suiveurs ne cesse de diminuer.

Florian Vaney