Coronavirus – Habituellement dans l’ombre, notre correctrice a pris le stylo pour partager ses sentiments avec élégance et dextérité.
Hier encore, tout paraissait si abstrait. Spectateurs interloqués, nous observions Wuhan sur le pied de guerre, ses visages masqués, ses chantiers démesurés, le ballet des pelleteuses qui tournoyaient pour faire sortir de terre, en un temps record, un hôpital pour contaminés. Hier encore… Puis tout s’est précipité. Les chiffres se sont entrechoqués, bousculés, additionnés. Là-bas d’abord, puis plus près. Si près que soudain, nous nous sommes retrouvés avec des préaux vides, des écoliers désunis, des enseignants médusés, des grands-parents isolés, des lieux publics désertés. Vidés de ce qui faisait leur vie. Des visages masqués, des magasins pillés de leur normalité. Des médecins, des soignants, qui ont laissé là leur vie pour sauver la Vie.
Des chiffres encore et toujours, avec leur lot de vertige lorsqu’ils s’alignent, engendrant une sorte d’incompréhension. «La moitié de l’humanité en confinement». L’entendement s’emballe. «La moitié de l’humanité, ça fait combien de fois la Suisse?», me chuchote une petite voix, dans cette cruauté sournoise qui gangrène maintenant notre quotidien. Je sais que désormais, mon entendement ne saisit plus. Il y a trop de démesure. Et soudain, de la démesure surgit le particulier. Les chiffres prennent forme. Ils finissent par revêtir un nom, ou une image.
Parmi ces milliers d’individus qui se sont envolés vers les étoiles, il y a Megumi. Elle vivait en Espagne, était en bonne santé, elle n’avait que 50 ans. Il y a quelques jours à peine, elle était sur les réseaux sociaux. Maintenant, elle brille au firmament. Il y a la grand-mère de cette autre amie. 95 ans, coronavirus et AVC. Elle décline; sa fille, elle, sort d’un cancer. Le père d’une amie: lui aussi près des étoiles. Les contaminés: mon médecin, le père d’un copain de classe de mon fils, la voisine d’une amie. Peu à peu, les chiffres se matérialisent, s’incarnent. S’incarnent dans l’image parfois.
Ou peut-être se désincarnent. Récemment, une caméra de télévision balayait une rangée de cercueils, alignés comme des dominos, anonymes. Une vingtaine, une trentaine peut-être, trop. La scène se passait en Italie. Lentement, elle couvrait cette vision aux résonances apocalyptiques. La logistique devenait chaotique; les corbillards se suivaient en file indienne. S’il y a des constantes sans nationalité, religion ou couleur, ce sont bien la naissance et la mort. De tout temps, partout, la naissance se fête; les morts sont entourés. Mais là, c’en est fini. Pas d’inscription, pas de fleurs. Rien pour un dernier adieu. Ce départ dans le silence, sans leurs proches pour leur tenir la main, pour mouiller le cercueil de leurs larmes, c’est la dignité humaine qui saigne. Involontaires, ingérables, inévitables, ces aires de désolation se multiplient.
Se rendre compte que nous avons atteint ces abîmes est glaçant; la vision de cette scène perdurera – parmi d’autres – bien au-delà du confinement.
Et puis, dans un recoin de ce tableau d’ombres, des touches de lumière. Ces enfants qui font des dessins, façonnent des bricolages pour les envoyer dans des EMS, une fillette de 6 ans qui dicte à son papa un mot doux qu’elle vient glisser dans la boîte aux lettres de son petit copain d’école, la voix enjouée d’une grand-maman, éternelle optimiste, de vieux amis dont on n’entendait plus parler qui prennent de vos nouvelles, le visage de jeunes enfants qui s’illumine lors du coup de fil hebdomadaire de leur maîtresse d’école.
Des balbutiements de vie qui viennent se greffer dans l’attente qui nous semble infinie: combien de temps encore?
Florence Marville