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Retour de flamme à L’Abergement
Marc Haller, Jacques Maurer et Marie Maurer autour du four à pain. 

Retour de flamme à L’Abergement

24 janvier 2021

Le four à pain communal s’offre une nouvelle vie. Son histoire est passionnante. La Région vous la fait découvrir.

Deux semaines de travaux auront été nécessaires pour rénover le four à pain communal qui, pour la première fois depuis douze ans, avait cessé de vibrer de la chaleur qui l’habitait. Un travail de titan réalisé par des passionnés pour que Marc Haller, le boulanger, puisse continuer à partager son pain de vie.

Alors que les températures extérieures frôlent le zéro, lorsqu’on passe la porte du local abritant le four à pain, on est happé par sa chaleur. Une chaleur se dégageant de ses murs ancestraux mais aussi des artisans qui œuvrent à l’intérieur pour offrir une nouvelle jeunesse au four. Une rénovation indispensable pour celui qui y cuit «Les Pains de mon chemin» depuis plus d’une décennie. La voix teintée d’émotion, de nostalgie, il est marqué par l’arrêt de son four, une première depuis qu’il a commencé: «Ça faisait douze ans qu’elle était à 80 degrés, toujours en train de vibrer, de rayonner. Maintenant elle est dans le coma, elle est endormie, il n’y a plus la même dynamique». Elle, c’est sa chapelle, son église, là où la sacralité du pain se révèle. Pour l’ancien pèlerin qui a parcouru 2000 km sur les chemins de Compostelle, les pierres ont une âme, une mémoire.

Mais pour pouvoir continuer à cuire ses 420 kilos de pain par semaine, une réfection de la sole du four (surface sur laquelle sont placés les pains) doit être entreprise: «Les travaux, à hauteur de 16 000 francs, sont pris en charge par la Commune en contrepartie d’une augmentation de loyer. Au départ, ils voulaient simplement qu’une nouvelle couche de pierres soit posée sur l’ancienne. Mais il fallait penser aux générations futures, leur offrir un four qui pourra être encore en fonction pendant longtemps. Alors j’ai réussi à les faire changer d’avis. Peut-être que la crise du coronavirus y est pour quelque chose. Les priorités sont revues», explique le boulanger.

Jacques Maurer, que l’on appelle aussi Bâtiboum du nom de son entreprise locloise, passe la tête hors du four où il travaille au renforcement du soutènement. Son épouse Marie prépare les mortiers, lui passe truelles et taloches, et veille à sa sécurité. Une organisation bien rodée, une complicité évidente pour ce couple dont la modestie est la housse du talent. Ancien menuisier, Jacques Maurer apprend à construire des fours sur le tas, un métier qui demande de savoir souder, tailler la pierre, travailler le bois et maçonner. Une activité qu’il pratique depuis maintenant trente ans.

De fil en aiguille, leur expertise fait leur renom et voilà qu’ils sont engagés pour construire un four à pain de 42 tonnes à Saint-Gall pour la Migros. Mais à 59 ans, être couché dans la gueule du four de L’Abergement dont la température frise les 35 degrés, afin d’extraire deux tonnes de matériaux, supporter les crampes dans cet espace confiné, cela demande de la ténacité et de la passion. C’est le visage rougi par l’effort, taché de mortier et de cendres que Bâtiboum décrit minutieusement son travail: «On va faire une sole en trois couches: béton réfractaire armé, briques emboîtées et, enfin, une couche de mollasse de 10 cm composée de 43 morceaux prédécoupés dans mon atelier. C’est une pierre qui provient d’Herisau (Appenzell Rhodes-Extérieures). La sole ancienne était composée de molasse uniquement, posée directement sur le sable. Avec le temps, elle se creusait et se décalait, elle était moins stable. Maintenant, les soles sont plus stables grâce au béton réfractaire.» Le four sera également doté d’un nouveau tour d’entrée en molasse et d’une nouvelle tablette qui supportera mieux la chaleur.

Marc Haller est admiratif de la tâche accomplie qu’il suit de très près, jour après jour: «Jacques et Marie Maurer sont ouverts et aiment accueillir les villageois curieux. Ils savent qu’ils travaillent pour la postérité, et qu’ainsi des milliers de pains pourront encore rassasier les cœurs et les corps des amateurs de pains cuits au feu de bois.» Un message a d’ailleurs été déposé pour les générations futures: une bouteille de verre contenant plusieurs lettres a été placée dans le sable de la sole du four. Cette capsule temporelle s’adresse aux «Humains de l’avenir» pour qu’ils n’oublient pas de continuer à transmettre ce savoir-faire.

 

Marc Haller: «Je vis une relation affective avec ma pâte à pain»

 

Pour Marc Haller, faire du pain est un prétexte humaniste, un prétexte pour échanger. En pleine rédaction de son autobiographie à 58 ans, il revient sur son passé de boulanger industriel, sa renaissance après un pèlerinage et sa philosophie de vie.

Quand avez-vous su que vous deviendriez boulanger ?

Alors que j’étais encore dans le ventre de ma mère, la sage-femme à Orbe décide d’accélérer ma venue au monde. Elle pétrit le ventre de ma mère, elle a pétri ma pâte humaine. C’est une inscription, cela a sans doute marqué mon destin. Puis, à Yverdon, sur le chemin de l’école, je passais devant plusieurs boulangeries. L’été, elles laissaient leurs portes ouvertes et toutes les effluves de pain et des pâtisseries m’accompagnaient. à quatorze ans, c’était décidé, j’allais être boulanger.

Comment avez-vous vécu ces années à la tête de votre entreprise ?

La boulangerie moderne c’était mon rêve depuis l’âge de 19 ans, mais en reprenant un commerce je savais que j’allais devoir travailler comme un fou. J’avais décidé de faire dix ans à fond, puis de passer à autre chose. On a progressé rapidement, puis on est parvenu à 1,2 million de chiffre d’affaires après cinq ans. J’avais deux magasins, je livrais à trente clients chaque jour, je faisais jusqu’à 2000 croissants les dimanches. C’était une spirale, je vivais comme un ours, je ne profitais pas des échanges avec la clientèle, finalement c’était quinze ans «de bagne». Oui, j’avais réussi, mais je me suis descendu. Puis, deux de mes amis boulangers sont morts coup sur coup, dont un qui venait de prendre sa retraite. Cela m’a fait un choc, j’ai décidé de tout arrêter, j’ai revendu mon affaire et divorcé.

Qu’est-ce qui vous a redonné le goût de vivre ?

En 2006, je suis parti sur les chemins de Compostelle. C’est le voyage que j’aurais dû faire à 18 ans, et je l’ai fait pendant ma crise de la quarantaine. J’ai marché de Genève jusqu’en Galice, 2000 km en trois mois. Ce voyage a changé ma vie. Le deuxième jour de marche, j’achète un pain au levain, il m’accompagne pendant six jours. Une lumière s’allume, c’est la révélation. à mon retour à Yverdon, je fais des essais pendant neuf mois dans un petit four. Puis, je suis obligé d’aller vendre au marché car je n’ai plus de liquidités. J’avais vingt kilos, j’en ai vendu douze. Ce jour-là, mon père m’a pris dans ses bras, j’ai reçu sa bénédiction à 43 ans. J’étais heureux.

Comment percevez-vous votre travail à présent ?

Ce n’était pas gagné au départ. Vivre de la vente des pains. J’ai fait mon premier marché début juin 2007, puis j’ai commencé à former des gens en septembre de la même année. Après Yverdon, je me suis installé au four de Pomy, puis enfin à L’Abergement. Souvent les gens me demandent comment j’ai rebondi, comment on peut fonctionner avec une affaire si petite. Je me suis fixé un maximum de 420 kilos de pain par semaine, sans rabais, sans livraison et en dormant la nuit. Il faut être régulier, fiable, ne pas manquer un marché. Les clients sont là, des liens se créent. Finalement, ce n’est plus du travail.

Quelle relation entretenez-vous avec ce pain au levain ?

Ce qui est fascinant, c’est que j’aborde la pâte à pain avec beaucoup plus de conscience que quand j’utilisais des machines. Je n’ai plus besoin de pétrir, je mélange et j’appose un signe magique sur la farine. C’est le temps qui fait toute la différence. Il se passe ensuite quelque chose lorsqu’on pose la pâte sur les pierres vibrantes du four. La lenteur c’est retrouver l’humanisme, le partage. J’accueille d’ailleurs beaucoup de stagiaires, d’horizons variés, de l’étranger, des médecins, des avocats. Beaucoup veulent se réorienter et, avec la crise sanitaire, les demandes de formation ont explosé! La pâte à pain est extraordinaire, car on peut vivre une relation affective. Si on a le temps de se connecter à elle, elle apporte beaucoup et devient vivante.

 

Le four à pain et ses mystères

 

Situé dans le bâtiment communal daté de 1696, le four à pain pourrait avoir été construit à la même période. Selon Jacques Maurer, spécialisé dans la rénovation des fours à pain, il aurait plusieurs centaines d’années. Ce four en molasse est répandu dans la région et appartient au type en quartiers d’orange.

Malheureusement, impossible de préciser la date de sa construction puisqu’aucune archive communale n’en fait mention. La faute peut-être à l’un des archivistes engagés à la Commune au siècle passé qui nourrissait le feu de la salle communale… avec lesdites archives! Une anecdote rapportée par Jean-Bernard Grasset, ancien agriculteur aujourd’hui âgé de 78 ans et dont la famille est établie depuis le XVIIIe siècle dans le village.

Ce dernier se souvient également que, durant la Seconde Guerre, les femmes du village venaient y faire cuire leurs pains et leurs gâteaux, un ouvrier était chargé de chauffer le four. Puis, la boulangerie industrielle a fait son apparition et celui-ci est tombé en désuétude. Enfin, en 1991, le bâtiment a été rénové, ainsi que le four. Un groupe de dames a recommencé à cuire du pain pendant quelques années avant l’arrivée du boulanger Marc Haller.

Natasha Hathaway