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Séisme émotionnel
© SKH; Humanitäre Hilfe - EDA/Michael Fichter

Séisme émotionnel

2 mars 2023

En compagnie d’un autre Yverdonnois, Bruno Pinto, Anas Darriba a pris part aux louables actions de la Chaîne suisse de sauvetage en Turquie, après le terrifiant tremblement de terre que l’on connait. Témoignage, du haut de ses 19 ans seulement.

Qui n’a pas ressenti d’intenses émotions à la vision d’images de sauvetages réussis par les colonnes de secours, venues du monde entier, après le tremblement de terre en Turquie et en Syrie? Mais vivre ces instants sur le terrain est bien sûr plus prenant émotionnellement encore, ce dont Anas Darriba, jeune Yverdonnois de 19 ans, peut témoigner.

Alors que beaucoup de sa génération se battent pour le climat, il a choisi le don de soi au profit des infortunés. «Mon tempérament protecteur vient de mon éducation. Depuis ma plus tendre enfance, ma mère me dit d’aider et de protéger les plus petits, à commencer par mon petit frère. Progressivement, tout a évolué vers l’aide à autrui. Et en incorporant les troupes de sauvetage militaire suisse, l’an passé, ce sentiment en moi s’est réellement confirmé.»

Né à Yverdon, d’une mère marocaine et d’un père espagnol hélas décédé, Anas Darriba y a suivi sa scolarité obligatoire, pour ensuite effectuer une maturité spécialisée santé à la HES de La Source. «Et depuis juillet 2022, j’effectue mon service militaire en tant que soldat de sauvetage SL, soit en service long, au Kata Hi Ber Bat (ndlr: bataillon d’intervention d’aide en cas de catastrophe) de Bremgarten, en Argovie.»

Au sein de ce bataillon, Anas Darriba côtoie, outre son camarade yverdonnois Bruno Pinto, 22 ans, 19 autres jeunes de sa génération, dont neuf Romands, qui suivent la même formation depuis juillet 2022, volontaires pour être de la Chaîne suisse de sauvetage en cas de catastrophe (ou Swiss Rescue). «Or, un matin, lors de l’appel, le commandant de compagnie nous a expliqué qu’un tremblement de terre venait d’avoir lieu en Turquie, qu’un possible engagement était à venir. Un choc, pour nous, évidemment, car la chaîne n’avait plus effectué d’engagement en équipe complète depuis plus de douze ans, et notre expérience n’était pas grande. Puis la réalité s’est vite imposée: les dégâts étaient tels qu’une intervention était impérative, la chaîne suisse étant par ailleurs la première à intervenir avec celle de la Grèce. Il a fallu l’annoncer à nos familles, ce qui a été compliqué à gérer. Mais cet engagement, c’était aller aider ceux dans le besoin, accomplir ce pourquoi nous avons été formés. Le peuple turc, dans une situation désespérée, avait besoin de nous, notamment à Hatay, une des villes les plus touchées. Humainement, nous partions pour vivre quelque chose de beau».

 

«Les bébés que nous avons sauvés ont eu une deuxième naissance»

Anas Darriba, une fois sur place, en Turquie, comment avez-vous vécu l’expérience?

Tout n’a été que découverte pour nous: se rendre en Turquie, effectuer un campement, porter le statut d’aide humanitaire suisse. Les premières images marquantes ce sont les dégâts laissés par le séisme. Voir pour la première fois un bâtiment effondré avec ses habitants autour est une image inhabituelle. Heureusement, nous étions entourés des plus expérimentés de la chaîne, qu’on nomme «les anciens» pour plaisanter, et que je remercie pour leur bienveillance. Ils ont su nous protéger durant cette expérience intense. Éric, Raphaël, Brice et Théo, merci pour tout!

Certaines scènes ont dû être difficiles à vivre…

Oui, plusieurs fois. Voir des familles désespérées cherchant leurs proches ensevelis sous les bâtiments, c’était des images permanentes. Hatay était en ruine. Le plus dur et le plus prenant, pour moi, émotionnellement, ce n’était pas la vision de cadavres ou les odeurs, mais précisément ces familles désespérées qui vous supplient de leur venir en aide.

Qu’est ce qui a été le plus traumatisant?

C’est la réalité. La réalité que ces bâtiments écroulés ont emmené avec eux des femmes, des hommes, des mères, des pères, des enfants. Ça c’est très dure à vivre. Face à toi, il y a des familles entières, esseulées, qui ont perdu leur vie passée et leur confort. Elles doivent affronter une terrible nouvelle réalité. Les émotions et les sentiments qui te parcourent sont immenses. Tu te questionnes beaucoup et si tu n’arrives pas à faire la part des choses, tu tournes en rond. Il faut alors se rappeler pourquoi tu es là, dans ce pays, et avec quelle mission: apporter une aide de sauvetage, avant qu’un autre maillon de la chaîne n’intervienne, celui de l’aide humanitaire suisse, plus focalisée sur le long terme et sur l’aide concrète à la population. Il n’y a que comme ça que l’on peut avancer dans ces moments si poignants.

Beaucoup disent qu’une vie sauvée permet de se consoler un minimum de tant d’autres vies perdues. Partagez-vous cette philosophie?

Je dirais qu’une vie sauvée est une vie sauvée. C’est un acte de pure humanité. Une vie de sauvée en influence tant d’autres autour d’elle. En Turquie, nous avons sauvé deux bébés de quelques mois (photo ci-contre à gauche). Un de nos supérieurs a dit qu’ainsi ces bébés ont eu une nouvelle naissance. Ils sont en vie, en bonne santé, je vous laisse imaginer l’influence que ça a sur ceux qui les entourent.

Que retirez-vous de cette aventure?

Que ce fut l’une des plus intenses émotionnellement et physiquement que j’ai vécues. Les sauvetages réussis provoquent une extrême joie et ceux qui échouent vous plongent dans une énorme tristesse. Je ne risque pas d’oublier mon premier réel sauvetage. Parfois on ne rend pas compte de tout le travail qu’implique un sauvetage. Une équipe peut y passer des dizaines d’heures, jusqu’à 24 heures pour une seule personne en ce qui nous concerne. Et lorsque nous arrivons sur place, 24 heures en général après les incidents, il ne reste plus que des victimes enfouies sous les décombres. Revenir au pays en ayant sauvé onze personnes en quatre jours entiers d’intervention, c’est un sentiment fou de fierté. Pour cela, je tiens à rendre hommage ici à mes camarades pour le travail formidable effectué malgré notre précocité en sauvetage. Leur courage, leur dévouement et leur sérieux sont à saluer.

Encouragez-vous les jeunes à suivre cet exemple?

Je n’encouragerai pas tous les jeunes à suivre cette voie. Il faut vouloir et pouvoir le vivre. Si l’on s’en sent capable, alors il faut tenter sa chance! Bien-sûr, on souhaite être des modèles pour les générations futures, mais ce ne sont pas des missions sans risques. Et si l’on n’a pas l’âme du sauveteur, il y a tant d’autres manières d’aider les autres. Je dirais simplement à mes pairs de prendre exemple sur notre acte d’empathie et d’aide à autrui. Soyons bon envers nos proches, nos familles et ceux qui en ont besoin, tout simplement!»

Patrick Wurlod