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Trente ans de patience pour un vin liquoreux

4 décembre 2015

Corcelles-près-Concise – Le «Passerillé», très apprécié lors des Fêtes de fin d’année, demande un savoir-faire très particulier. Reportage chez le vigneron Didier Bourgeois.

Michal Derkacz et Didier Bourgeois lors du remplissage du vieux pressoir. © Michel Duperrex

Michal Derkacz et Didier Bourgeois lors du remplissage du vieux pressoir.

Hormis le pinot gris et le chardonnay, deux ingrédients sont indissociables de l’élaboration du «Passerillé», le vin liquoreux du Domaine de la Gourmandaz, à Corcelles-près-Concise. La patience et le savoir-faire. «Dans un monde où tout va vite, c’est l’éloge de la lenteur», commente Didier Bourgeois, qui réalise, depuis 1988, un produit qu’une multitude de paramètres sont susceptibles de mettre en péril. «Il m’a fallu près de trente ans pour maîtriser l’entier du processus», précise-t-il.

Le «gâteau» qui résulte du pressurage. © Michel Duperrex

Le «gâteau» qui résulte du pressurage.

Le projet jaillit dans la tête du vigneron à l’occasion d’une visite dans le Jura français, à Arbois, la patrie du vin de paille, lors de sa formation à l’école de Changins. Après plusieurs années de tâtonnements, Didier Bourgeois trouve les cépages idéaux: le chardonnay apporte une pointe d’acidité, le pinot gris de la rondeur. Leur proportion dépend des conditions climatiques. «Si c’est une année fraîche, je mets plus de pinot gris, sinon, c’est le chardonnay qui domine, comme cela aurait dû être le cas cette fois-ci», indique le vigneron de l’appellation Bonvillars. La sécheresse et le fongicide de Bayer en ont, en effet, décidé autrement. Ainsi, 100 caisses de raisin blanc et 300 caisses de pinot gris ont été acheminées à la cave, pour produire 700 litres de ce nectar vendu 23 francs la bouteille de 37,5 centilitres.

Didier Bourgeois vérifie que les degrés Oechsle correspondent ses attentes. © Michel Duperrex

Didier Bourgeois vérifie que les degrés Oechsle correspondent ses attentes.

Ce prix intéressant en matière de chiffre d’affaire pour le Domaine de Gourmandaz s’explique par une élaboration «gourmande en main d’oeuvre» et dont la réussite n’est pas garantie. Pour preuve, Didier Bourgeois évoque le fiasco de la campagne 2007. «Cela a totalement loupé, sans doute parce qu’un maillon de la chaîne n’a pas été maîtrisé», relève le vigneron.

La première étape a lieu les jours précédant le début des vendanges. «Mes employés font un passage dans le vigne pour sélectionner les meilleures grappes. L’élevage du «Passerillé» est, en fait, un bon moyen de valoriser des secteurs non mécanisables», déclare Didier Bourgeois. Le produit de la récolte est stocké dans le galetas du domaine, une pièce construite précisément à cet effet. «J’ai opté pour un système de ventilation naturelle, par le biais de volets, à l’image des séchoirs à tabac de la Broye. Trois tonnes de raisin peuvent y être stockées, dans des rangées de caisses posées sur des lattes, le but étant que l’air circule en permanence», indique-t-il. Trois mois sont nécessaires pour que les grappes arrivent à concentration optimale, sous l’oeil attentif de l’expert, qui «goûte et analyse le raisin chaque semaine». Les enjeux principaux: vérifier le développement harmonieux de la pourriture noble, sous l’action d’un champignon, le botrytis -elle confère aux grains une teinte chocolat caractéristique- et éviter que l’humidité ne détériore le raisin.

Le moût obtenu a une forte teneur en sucre. © Michel Duperrex

Le moût obtenu a une forte teneur en sucre.

Cette année, c’est début décembre, soit environ un mois plus tôt que d’habitude, qu’il a fallu descendre le raisin à la cave pour les trois jours de pressurage. Là encore, la précipitation n’est pas de mise. Les grains sont écrasés avec un fouloir, puis macèrent quelques heures, «pour le développement des arômes», avant d’être déversés dans le vieux pressoir, un objet séculaire que Didier Bourgeois a hérité d’un collègue genevois. D’une capacité de 200 kilos de raisin, l’appareil est fermé et manié de main de maître par l’employé du domaine, Michal Derkcacz. «On procède à deux pressées. Lors de la première, environ 80% de la quantité est transformée en jus. Il faut monter en pression délicatement pour une extraction optimale. Environ quinze litres d’un liquide plus noir et sucré sont produits dans un second temps», précise Didier Bourgeois.

Le «Passerillé» est commercialisé après une année en barrique. © Michel Duperrex

Le «Passerillé» est commercialisé après une année en barrique.

L’opération est répétée deux fois par jour. Le «gâteau» de marc formé par les grains privés de leur sève est jeté au compost, quand il ne fait pas le bonheur d’un troupeau de vaches. Le moût, dont la teneur en sucre s’élève à 140 à 150 degrés Oechsle, est vinifié en barriques une année, un dernier passage obligé avant de pouvoir déguster, avec modération, le «Passerillé», dont le volume d’alcool est de l’ordre de 13 degrés.

 

Un marché de niche sur lequel tous ne misent pas

La production de vins liquoreux, très appréciés lors des Fêtes de fin d’année, est confidentielle sous nos latitudes. La Cave des 13 Coteaux, société coopérative d’Arnex-sur- Orbe, a pris le parti de ne pas en proposer. «Nous préférons miser sur des vins traditionnels, plutôt que de produire 500 demi-bouteilles de vin doux par année», explique Patrick Keller, directeur de la cave.

La Cave des viticulteurs de Bonvillars propose, pour sa part, deux spécialités, une en blanc, le «Corpus», à partir de pinot gris, de doral, de chardonnay et de gewürztraminer, l’autre en rouge, le «Passerillé rouge», obtenu avec du gamaret.

De l’autre côté du lac, à Cheyres, la Cave de l’Association des vignerons broyards produit, depuis une dizaine d’années, le «Doux Vertige», qui allie chasselas et chardonnay. Ces nectares commercialisés plaisent aux femmes et avec des mets comme le foie gras, des fromages bleus ou certains desserts. Le must, selon Didier Bourgeois? Du chocolat noir et une bonne musique en accompagnement.

Ludovic Pillonel