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Un paradis au milieu de la tourbe

4 avril 2021

Le constat de l’agriculteur Cyril Urfer est cinglant: «Le ruisseau du Bey est mort! Quand j’étais petit, je voyais des pêcheurs repartir avec des sacs remplis de poissons. Maintenant, on n’en voit presque plus!» Sauver le cours d’eau qui traverse les communes de Mathod, de Chamblon et de Montagny avant de se jeter dans le lac de Neuchâtel. Telle était la mission du Canton.

Après un an de chantier, il a participé à sa dernière séance de travail sur le terrain mardi et il estime avoir relevé le challenge. Sur un kilomètre environ, le ruisseau a retrouvé de l’aisance dans ses mouvements, en passant d’un canal large d’environ trois mètres (huit avec les berges) à un lit de vingt à quarante mètres. L’état a également fait installer des tas de bois et de pierres pour permettre aux hermines et aux reptiles de se réapproprier les lieux. Les oiseaux ont aussi retrouvé une oasis, et d’ailleurs plusieurs martins-pêcheurs ont été aperçus dans ce coin, tout comme des castors et des chevreuils. Et les poissons? «On a vu des truites, des lottes et même des brochets remontés du lac!», se réjouit Olivier Stauffer, chef de la section renaturation au sein de la Direction générale de l’environnement.

Mais le projet mené sur Le Bey va encore plus loin. C’est un véritable laboratoire à ciel ouvert qui s’est créé dans l’ombre de la colline de Chamblon. Au-delà de la place qu’il a gagnée, le cours d’eau a surtout permis au Canton et à ses mandataires de mener plusieurs expériences.

«Le grand défi avec ce projet était de travailler dans la tourbe, car personne n’avait vraiment eu affaire à un tel sol auparavant, confie Tamás Fankhauser, directeur général des travaux pour le bureau d’ingénierie civile RWB Groupe SA. Jusque-là, le canal était tenu par des planches en béton, c’est pourquoi on avait peur qu’en les enlevant, tout disparaisse, que l’eau s’infiltre dans le sol.» Si cette crainte ne s’est pas concrétisée, d’autres sont venues la remplacer par la suite, notamment au niveau des infrastructures. Comment faire tenir des ouvrages solides dans un sol qui s’érode et qui est gorgé d’eau? «On a dû mettre des pieux à dix mètres de profondeur.»
La tourbe n’a pas donné du fil à retordre uniquement aux ingénieurs civils, mais aussi au génie biologique. Christelle Schneider, du bureau Biotec, a également eu son lot de surprises à gérer.

«Pour nous, c’est une des premières renaturations dans un terrain entièrement tourbeux. La grosse inconnue est de savoir ce qui va pousser sur les berges maintenant.» C’est pourquoi la cheffe de projet a choisi de traiter trois zones différemment. Ainsi, un mélange très pauvre en espèces a été semé en amont. «Cela permettra à la flore du terrain qui est stockée sous la terre depuis des années de s’exprimer», commente-t-elle. Au milieu, c’est une prairie fleurie qui a été proposée et, en aval, un mélange indigène. «Une entreprise est venue au bord du lac de Neuchâtel dans des prairies en fleurs avec une sorte de brosse pour récolter les graines. Ensuite, elle les reconditionne pour qu’on puisse semer des espèces du coin.» Visiblement, la nature ne s’est pas encore réveillée au bord du Bey, mais cela ne saurait tarder puisqu’avec un sol riche, les plantes devraient s’y plaire et pousser rapidement.

Ce qui amène un autre problème: l’entretien. Le but de cette manœuvre à 1,3 million de francs est d’offrir plus d’espace au Bey, évitant ainsi des crues désastreuses pour les agriculteurs. Mais il ne faudrait pas qu’un bouchon végétal vienne réduire ces efforts à néant. «Ce sera un défi, c’est vrai. Avec un ruisseau canalisé, on doit faucher plus souvent qu’avec un cours d’eau revitalisé, mais c’est plus facile à faire avec une machine. Maintenant, il faudra certainement réaliser le travail manuellement», admet Olivier Stauffer.

Justement, est-ce que ce projet convient aux agriculteurs qui cultivent les champs le long du Bey? «Au départ, j’avais peur qu’on me bouffe des terres, car elles sont notre matière première, avoue Cyril Urfer. Dès que l’on a pu discuter avec le Canton et qu’il a accepté de nous compenser les terres qu’il prenait, j’étais partant!»

Farouchement opposé, Etienne Cochet s’est finalement ravisé. «J’étais sceptique, c’est vrai. Mais après, c’est moi qui ai donné quelques idées», assure le retraité. Et Olivier Stauffer de confirmer: «Quand on a commencé à creuser, il m’a dit: c’est ma terre que vous enlevez, alors elle va rester ici!» Et c’est effectivement ce qui s’est passé. Les 20 000 m3 excavés ont été étalés sur les champs alentours.

Finalement, l’Etat, les ouvriers et les paysans se félicitent d’avoir osé se lancer dans un tel projet et des synergies trouvées entre les acteurs. Enfin pas tous, car certains agriculteurs du coin ont catégoriquement refusé que le Canton vienne mettre un pied ou une roue sur leur terrain. «C’est dommage, parce que c’est une belle opportunité, commente John Cochet, qui a repris la ferme de son père. On a obtenu tout ce qu’on a demandé et exigé! J’ai même pu avoir mon pont pour le bétail.»

Le jeune agriculteur espère maintenant que le public arrêtera de jeter des déchets et respectera ces berges. «On critique souvent les agriculteurs, mais avec ce projet, cela montre qu’on s’adapte. On perd de la surface cultivable pour valoriser la nature, mais pas pour que cela devienne une piste de cross!» Mais visiblement, c’est mal parti… «On vient de planter 3000 arbustes et il y a des gens qui ont réussi à venir en mettre des plantons et des arbres entre deux!», peste la biologiste.

 

 

Un bout de la cathédrale de Lausanne au milieu des champs du Nord vaudois!

 

Au milieu de ce projet de renaturation figure une passerelle qui n’a rien d’ordinaire. L’agriculteur John Cochet a demandé un ouvrage assez solide pour que ses vaches puissent le traverser en toute sécurité. Son vœu a été exaucé par Nicolas Cardinaux, du Centre de formation professionnelle forestière basé au Mont-sur-Lausanne, et son équipe. Et le Nord-Vaudois peut même se vanter aujourd’hui d’avoir un pont «grand luxe» pour son bétail.

«On n’a pas utilisé de pièces standards, elles sont trois ou quatre fois plus grosses», assure le formateur.

Mieux encore, l’ouvrage est désormais apparenté à la cathédrale Notre-Dame de Lausanne. «Cela faisait des années qu’on devait changer les bancs. Le projet s’est finalement débloqué et on a coupé des chênes dans les forêts cantonales. On a pu envoyer environ 30 m3 de bois issu du magnifique bois du Sépey, à Cossonay, où il y a des chênes qui sont vraiment exceptionnels. On a utilisé les billes de bois restantes pour cette passerelle», poursuit-il. Et son apprenti Loïc Lanz de lâcher: «On s’est fait plaisir! C’est tellement rare de pouvoir participer à un projet de A à Z!» En effet, le Centre de formation vise normalement à apprendre les métiers de forestier bûcheron et de praticien forestier. «En général, on coupe le bois et on l’envoie plus loin. C’est un peu frustrant, mais on s’y fait. C’est comme lorsqu’on plante un arbre, on sait qu’il sera coupé et utilisé dans une centaine d’années!» L’équipe d’exploitation qui est rattachée à l’école permet d’étendre un petit peu le champ des possibles, mais rarement autant qu’avec ce projet nord-vaudois. «Heureusement qu’on se débrouille, parce qu’en réalité, c’était plus un travail de charpentier que de bûcheron», conclut Nicolas Cardinaux (assis au premier plan) très fier du résultat.

 

En chiffres

 

1,3 million de francs ont été dépensés pour renaturer environ 1 km du Bey. La Confédération finance 65% du projet, le solde étant à la charge du Canton. à noter que la fondation Naturemade Star, gérée par Romande Energie, participe à hauteur de 480 000 francs.

4 fois plus large. C’est la place qu’a gagnée Le Bey avec ce chantier. En aval, le canal et les berges s’étendaient sur environ 8 mètres de large et maintenant, il profite d’environ quarante mètres.

10 Il s’agit du pourcentage des cours d’eau vaudois qui ont subi une correction fluviale par le passé. Ces infrastructures sont désormais à la charge de l’état de Vaud.

31 kilomètres ont été réaménagés par le Canton depuis 2010, sur un total de près de 4000 km de cours d’eau recensés sur sol vaudois. Ce qui correspond à une septantaine de projets différents.

Christelle Maillard