Logo

Un village en coupe saignante

13 mai 2013

«Le ravissement d’Adèle», de Rémi Devos, interprété par la Cie Pasquier-Rossier, met les coeurs à vif.

Tout le village veut la peau du boucher…

Vues en coupe comme sur une lamelle de microscope, les relations des hommes et des femmes peuvent ressembler à des pratiques barbares où croquer l’autre est la norme.

«Le ravissement d’Adèle», pièce de Rémi Devos, est une brillante fantaisie sociologique habilement montée par la Cie Pasquier-Rossier. Plaçant leurs quinze comédiens -et une dizaine d’enfants de chaque ville romande où le spectacle se déplace- au cœur d’un dispositif scénique astucieux sur plusieurs niveaux, les metteurs en scène poussent à fond la caricature des travers de Monsieur et Madame tout le monde, tels la peur, la curiosité, l’envie, la jalousie ou la mesquinerie, dans un crescendo vaudevillesque qui n’empêche pas la réflexion. Le public Yverdonnois ne s’y est pas trompé en applaudissant le spectacle avec enthousiasme mercredi 1er mai dernier.

Disparition en point de départ

Michel Bertolet (Nicolas Rossier, veule à souhait) découvre qu’Adèle, sa fille adolescente, n’est pas rentrée. Fugue ou rapt? Un avis de recherche est affiché, des battues sont organisées dans la forêt et un inspecteur incompétent (Yann Pugin, idéalement falot) est dépêché pour suivre l’affaire. La grand-mère d’Adèle (Séverine Bujard, décapante) débarque chez son fils, au grand dam de sa bru (Carine Barbey, étonnante en nymphomane désespérée) et décide de mener sa propre enquête. Du boucher (Lionel Frésard (jubilatoire dans son rôle de viandard cru et égocentrique) au retraité, du pilier de bistrot au jardinier (Pierre Banderet, impeccable dans les deux personnages) chacun observe ses voisins avec méfiance, prêt à le désigner coupable. Le jeune zonard qui séduit la fille de l’institutrice (Guillaume Prin et Stéphanie Schneider, collés au stéréotype de l’ado) est d’abord soupçonné, puis le simplet du village (François Karlen, attendrissant) et finalement le boucher. Le village entier est prêt à lyncher le boucher…

Lecture à plusieurs niveaux

Tout comme Thomas Bernhard, Feydeau ou Kafka, Remi Devos met en relief, de manière burlesque, nos difficultés à vivre en communauté. Gourmands d’une langue qui joue avec les mots et les sens comme dans leur travail avec Jarry, Queneau ou les Ecrits Bruts, Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier poursuivent leur exploration de la satire sociale par le biais de l’humour. A travers des situations et des personnages tranchés sur le vif comme le ferait le couteau d’un boucher de campagne, «Le ravissement d’Adèle» offre, malgré une apparente simplicité, la possibilité de pénétrer les strates complexes de la psychologie humaine et met en exergue le talent de quinze comédiens suisses-romands.

Profession aux abois

Une large distribution qui est une vraie gageure pour une compagnie indépendante mais qui, selon les co-directeurs, leur permet de répondre de façon concrète au cri d’alarme de la profession, à savoir le manque de travail toujours croissant pour les comédiens et les artisans du spectacle. Et si on peut regretter parfois l’accumulation des clichés sociaux et l’emploi facile de François Karlen ou de Lionel Frésard dans des rôles récurrents de simplet et de mal dégrossi, le talent reste indéniable.

Jouant sur le mode comique en traversant l’intime et le public grâce aux différents niveaux d’un décor en maison de poupées, la Cie Pasquier-Rossier parvient à faire rire sans négliger la part d’ombre de l’humain.

 

Corinne Jaquiéry