Logo

Une suite de mutations

29 août 2024 | I. Ro.
Edition N°3777

La restructuration annoncée par Tamedia est la dernière mesure d’un abandon progressif de l’imprimé.

La défense d’une région passe, aussi, par le maintien de ses médias. La Suisse romande paie au prix fort le sous-développement des transports publics, en particulier des CFF dans l’Arc lémanique. Alors que la métropole zurichoise développait les siens dès les années 80, les Romands ont patiemment, peut-être naïvement, attendu leur tour. Avec les conséquences que l’on connaît. Il n’en va guère autrement avec les médias.

Les difficultés de la presse écrite ne datent pas d’hier. Il y a cinquante ans, les journaux monopolisaient l’essentiel des recettes publicitaires. Dans le cadre d’un consensus non écrit, les éditeurs de journaux bénéficiaient de la publicité et la télévision de la redevance. En gros, à chacun sa chasse gardée.

L’arrivée des radios et télévisions locales a porté un premier coup à ce modèle. En effet, la Suisse comptait non seulement une densité de journaux extraordinaire, mais beaucoup vivaient principalement de la publicité. Il a fallu d’un seul coup partager le gâteau. Et, de plus en plus, des acteurs étrangers ont migré sur le très fructueux marché helvétique.

Restait le cas particulier de journaux dits d’opinion ou quotidiens bénéficiant de soutiens politiques et économiques. Des années durant, pour ne prendre qu’un exemple, les déficits du Journal de Genève ont été épongés par les milieux libéraux et de la finance de la Cité de Calvin.

La fin des mots d’ordre

Au sortir de la crise pétrolière de 1973, les journaux d’opinion, La Nouvelle Revue de Lausanne, porteuse de la voix radicale, la très libérale Gazette de Lausanne pour ne citer que ceux-là, exerçaient une forte influence sur l’opinion publique.

Même si elle n’avait pas l’ampleur des mots d’ordre donnés à la Une du Nouvelliste par André Luisier la veille d’un dimanche de votations. Des indications que l’écrasante majorité du corps électoral valaisan suivait comme un seul homme.

Dans un mouvent d’ouverture et de pluralité, la presse quotidienne a peu à peu pris ses distances avec les partis et mouvements politiques. C’est dans ce contexte que les banquiers genevois ont fini par lâcher le Journal de Genève, sans doute le quotidien suisse le plus connu dans le monde, intégré, avec le Nouveau Quotidien, dans un nouveau titre, Le Temps, il y a un peu plus de vingt-cinq ans.

La presse régionale évolue aussi

Longtemps dédiée aux avis de diverses provenances, la presse régionale a aussi évolué vers l’information. En prenant le titre de 24heures, la Feuille d’avis de Lausanne est entrée dans une nouvelle ère. Car à sa naissance, dans la deuxième partie du XVIIIe siècle, les avis officiels et autres publicités dominaient la matière.

Née peu après la Feuille lausannoise, la Feuille d’avis d’Yverdon, ancêtre du Journal d’Yverdon, faisait l’objet d’une concession accordée d’année en année par les autorités de la Ville à l’un des imprimeurs de la localité.

Un nouveau pas est franchi

A partir de 1901, le Journal d’Yverdon est édité par une société anonyme (SAJY), historiquement en mains des milieux politico-économiques. A l’instar d’un modèle qui a perduré tout au long du XXe siècle, le journal régional était étroitement lié à une imprimerie. Le Journal de Vallorbe a été édité par l’imprimerie du même nom jusqu’à un passé récent. Le Journal de Sainte-Croix et la Feuille d’Avis de la Vallée pratiquent encore cette formule.

Le XXe siècle n’a pas été un long fleuve tranquille pour les hebdomadaires et quotidiens régionaux. Confrontée à des problèmes économiques, la Feuille d’avis de Sainte-Croix a appelé l’éditeur yverdonnois au secours. Il en a été de même en 2001 avec la Feuille d’avis de Vallorbe.

Mais le lectorat de ces deux régions, activé par les élus de gauche, a réagi en créant de nouveaux titres : le Journal de Sainte-Croix et L’Omnibus à Orbe, tous deux gérés par des coopératives.

Petits et réactifs

Au moment de l’ouverture du marché publicitaire à une concurrence accrue, les grands quotidiens régionaux romands ont créé Romandie Combi, une alliance publicitaire qui permettait de vendre aux grands annonceurs nationaux une cible de plusieurs centaines de milliers de lecteurs.

Craignant pour sa survie, la presse régionale vaudoise a réagi en créant des tous-ménages, donc des gratuits, distribués une fois par semaine dans toutes les boîtes aux lettres de leur aire de diffusion. Cette initiative salvatrice a permis au Nord vaudois, à L’Est vaudois et à La Côte de passer le cap de l’an 2000.

Concentration au pas de charge

Mais le phénomène de concentration était déjà en marche. En perte de lecteurs, l’éditeur des quotidiens lausannois (24heures, Le Matin) est parti à la conquête des régionaux. La première confrontation a eu lieu sur la Riviera, plus précisément à Vevey, où le quotidien local était à bout de souffle.

Élégamment, Edipresse s’est retirée pour laisser l’affaire au grand éditeur de la Riviera, le Groupe Corbaz de Montreux. Ce n’était que pour mieux revenir puisque Jean-Paul Corbaz, alors aux commandes, avait accordé en échange un droit d’emption sur son groupe à l’éditeur lausannois.

Le destin des deux quotidiens paraissant à Yverdon-les-Bains et à Montreux était fixé. L’éditeur de la Riviera a acquis le quotidien nord-vaudois au printemps 2001, année du centenaire de la Société anonyme du Journal d’Yverdon (SAJY) pour le rebaptiser La Presse Nord vaudois. Edipresse a réagi en acquérant le bi-hebdomadaire La Broye.

En décembre de la même année, à l’occasion du repas des cadres dans un restaurant réputé, Jean-Paul Corbaz annonçait qu’il était entré en négociation avec Pierre Lamunière. L’état-major de l’éditeur-imprimeur montreusien était catastrophé.

Etonné par cette nouvelle, j’avais alors interpellé Jean-Paul Corbaz, pour lequel j’ai conservé une certaine admiration. Il m’avait répondu : « Avant, on avait une visibilité à dix ans. Ajourd’hui, on ne voit même pas à six mois ! » Je lui ai rétorqué qu’il exagérait.

Il faut bien admettre aujourd’hui qu’il avait raison. En l’espace de vingt ans, le monde des médias a été chamboulé. Les grands éditeurs nationaux ont joué au monopoly dans le but final d’acquérir non pas des lecteurs, mais leurs données, moulinées nuit et jour dans ce qu’on appelle le big data.

Propriétaire de Tamedia, TX Group est devenu aujourd’hui un acteur de l’industrie numérique, dans laquelle les médias écrits ne jouent plus qu’un rôle très secondaire. Qu’en sera-t-il des sites d’information en ligne qu’ils exploitent avec l’intrusion de plus en plus forte de l’intelligence artificielle, de ses avatars et de leurs traductions folkloriques ?

Il appartiendra aux lecteurs de déterminer leur niveau d’exigence en qualité d’information. Et cela vaut pour tout le monde. On l’a vu avec l’annonce de mardi dernier, même les confrères de la RTS ont été émus. Sans doute les menaces de réduction, voire de suppression de la redevance – le peuple en décidera – ont ébranlé leurs certitudes.

En clair, plus personne n’est à l’abri, verrous et chasses gardées ont sauté. Et un malheur n’arrivant jamais seul, même le Canton de Vaud, qui a eu le mérite de créer une aide spécifique à la presse, portée notamment sur la formation des journalistes, vient d’annoncer la suppression de la version imprimée de sa vieille dame, la Feuille des avis officiels. Là également, les députés devront prendre leurs responsabilités.

Une marche forcée…

La question n’est pas tant de contester le passage au numérique, mais bien celle du calendrier, et de la durée nécessaire à une période de transition raisonnable. A l’heure de l’entrée en retraite des babyboomers, il reste une portion non négligeable de la population attachée à l’écrit, ou ne disposant pas des équipements nécessaires pour plonger dans le numérique.

On assiste de plus en plus non pas à une simple transition numérique, mais bien à ce
qu’il faut appeler le largage numérique. Et dans ce domaine, les autorités ne sont pas en retard. A Yverdon-les-Bains, les petites vitrines avec les avis mortuaires sont pratiquement condamnées, alors qu’une portion importante de la population ne dispose pas des moyens nécessaires pour acquérir un portable permettant de lire un QR Code.

Plus moyen d’aller simplement au guichet du contrôle des habitants. Non seulement il faut prendre rendez-vous en ligne, mais encore y effectuer soi-même la plupart des opérations. Aînés et ressortissants étrangers n’ont qu’à se débrouiller, c’est-à-dire se faire aider par des proches et des bénévoles. Quant à l’Hôtel de Ville, on pourra bientôt le rebaptiser Fort Knox.

Ce sont de petites choses, a priori pas bien graves, mais qui témoignent du fossé grandissant entre les maîtres du monde et le petit peuple.

La Poste exagère

Et au point où on en est avec le service dit public, vous me permettrez d’en remettre une couche avec La Poste Suisse, entreprise indépendante, propriété de la Confédération, dont les prix de la distribution des journaux ont connu plus de 60% d’augmentation depuis la naissance de ce journal en 2006, alors que la qualité de ses services est allée decrescendo.

La géant jaune s’apprête à appliquer, dès janvier prochain, une augmentation de 52% des tarifs de distribution du tous-ménages que vous avez dans les mains !

Malgré tous ces coups/coûts, on reste raisonnablement optimistes. D’une part parce que le métier de journaliste est l’un des plus nobles et que les jeunes sont nombreux à s’y engager, et d’autre part parce qu’une démocratie ne peut fonctionner sans médias indépendants, peu importe le support.

Quant à la stratégie de Tamedia et TXGroup, il suffit de lire l’excellente enquête publiée en 2020 sous la forme de série et le titre générique « Tamedia papers » , mais aussi dans un recueil, par le site heidi.news créé par le journaliste yverdonnois Serge Michel. Vous y découvrirez la saga d’une grande famille d’éditeurs et la nécessité d’entretenir les très nombreux bénéficiaires.