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Rapport accablant sur la sordide affaire

25 septembre 2018 | Edition N°2338

L’ancien juge fédéral Claude Rouiller, mandaté par le Conseil d’Etat pour enquêter sur la prise en charge de la famille ravagée par un père incestueux, dénonce des manquements du Service de protection de la jeunesse et de la Justice de paix.

«Si nous sommes réunis aujourd’hui, ce n’est pas pour parler d’un fait divers, mais pour évoquer des crimes commis alors que les enfants devaient être sous la protection de l’Etat depuis vingt ans.» L’ancien président du Tribunal fédéral Claude Rouiller n’y est pas allé de main morte, hier à Lausanne, à l’heure de présenter son rapport sur la prise en charge par l’Etat, de 2001 à 2015, de la famille ravagée par un scandale d’inceste qui a éclaté en mars dernier (lire encadré ci-dessous) et qui a résidé pendant plusieurs années à Yverdon-les-Bains.

La Justice de paix, autorité chargée de la protection de l’enfance, et le Service de protection de la jeunesse (SPJ) sont particulièrement dans la ligne de mire de l’expert mandaté par le Conseil d’Etat à la suite de la procédure pénale qui a conduit à la condamnation des parents le 29 mars. «Dans cette histoire, on a fait prévaloir le droit des parents à leur réhabilitation éducative sur les droits des enfants.»

Pour l’expert, le SPJ a failli à son devoir en ne prenant aucun contact avec l’Eglise mormone fréquentée par le couple. «La maman est très attachée à ses enfants et elle prenait sans doute les paroles des prêcheurs au premier degré. L’Eglise aurait dû être appelée par le SPJ à collaborer à son action socio-éducative.» Claude Rouiller a aussi mis en lumière l’inaction de la Justice de paix des districts du Jura-Nord vaudois et du Gros-de-Vaud et du SPJ de décembre 2002 à août 2006, et l’absence de rapports produits pendant cette période. En 2007, alors que le SPJ avait demandé le placement des deux aînés de la fratrie, la Justice de paix a mandaté trois experts qui ont estimé que cette solution pourrait empirer la situation. «L’expertise a été réalisée sans consulter les enfants séparément et en présence des parents. Le résultat a été dramatique, les deux fillettes sont rentrées à la maison alors qu’elles étaient déjà abusées depuis deux ans.»

Recommandations adoptées

Claude Rouiller émet plusieurs recommandations pour éviter qu’une telle situation ne se reproduise. La conseillère d’Etat Cesla Amarelle, à la tête du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture, en a tenu compte et a présenté un plan d’action cantonal pour la protection de l’enfance (lire encadré ci-dessous). «Il y a un changement de culture à opérer pour le traitement de cas limites comme celui-ci», a affirmé l’Yverdonnoise, qui a exprimé les regrets du Conseil d’Etat pour les défaillances constatées.

Le Tribunal cantonal, qui n’a pas voulu s’associer aux investigations de Claude Rouiller, a également reconnu ses fautes. «L’Ordre judiciaire reconnaît sa part de responsabilité. Nous avons collaboré autant que nous pouvions le faire, la seule restriction pour l’expert était l’accès aux magistrats concernés par l’affaire.» Contacté, le directeur du SPJ Christophe Bornand n’a pas souhaité commenter les résultats de l’enquête, affirmant que les nombreux changements évoqués par Cesla Amarelle sont déjà en train d’être mis en place.

Un père incestueux et une mère complice

C’est en 2015 que l’aînée d’une fratrie de huit enfants alerte les autorités sur le calvaire que ses parents leur font vivre depuis plus de dix ans. Arrêté, le couple a comparu devant la justice le 29 mars. Le père de famille, prévenu d’une dizaine de chefs d’accusation, dont des actes d’ordre sexuel avec ses enfants, de viol, de pornographie et d’inceste, et la mère, accusée de complicité de viol et de contrainte sexuelle, ont été jugés par le Tribunal criminel de l’arrondissement de la Broye et du Nord vaudois.

L’homme a été condamné à 18 ans de prison ferme. Pour avoir fermé les yeux sur ce qui se passait à la maison et pour avoir failli à son devoir d’éducation, son épouse a écopé d’une peine de 36 mois de prison, dont six ferme. Tous deux doivent plusieurs centaines de milliers de francs à leurs enfants pour réparation du tort moral.

Un plan d’action à mettre en place au plus vite

Le Conseil d’Etat a lancé un plan en dix actions pour garantir au mieux la protection de l’enfance dans le canton. Parmi les mesures, une Commission interdisciplinaire d’éthique et de protection, dédiée aux cas limites, ainsi qu’une Délégation en matière de protection de l’enfance ont été créées. Le Service de la protection de la jeunesse (SPJ) devra prendre plus de dispositions pour assurer les auditions séparées des enfants et les visites inopinées dans les familles, et les recours du SPJ contre les décisions de justice seront facilités. Pour améliorer la qualité de la prise en charge, les assistants sociaux auront moins de dossiers à traiter.

Les établissements scolaires bénéficieront d’une formation de soutien à la suspicion d’abus sexuel ou de maltraitance d’élèves, et des activités obligatoires de prévention sur les abus sexuels seront également organisées.

Gianluca Agosta