«Elle est mes yeux, je suis ses mains sur les drisses»
20 septembre 2024 | Texte et photos: Christiane BaudrazEdition N°3792
Sur le lac, à Grandson, il n’est pas rare de voir un voilier un peu spécial glisser sur l’eau. En effet, un équipage hors du commun est à son bord.
Un équipage peu anodin ! Marc Champod n’a jamais vu à plus de 60% et depuis quelques années est aveugle. Françoise Kern souffre d’une malformation des hanches qui limite ses mouvements. Elle raconte leur rencontre: «Mon mari, décédé en 2010, était phytothérapeute et aveugle. Il m’a initiée à la navigation. Nous avons eu plusieurs bateaux, d’abord sur le lac de Morat, puis sur le lac de Neuchâtel. Lors d’une croisière en mer pour des personnes aveugles ou malvoyantes, j’ai fait la connaissance de Marc.» Depuis, ils naviguent ensemble, lui aux manœuvres, elle à la barre.
À bord de la Sainte-Anne, du nom de la patronne des marins bretons, l’habitant de Valeyres-sous-Rances a appris à naviguer avant de savoir marcher. Il connaît chaque cordage par cœur; la seule concession à sa cécité est une corde tendue sur le côté du voilier. D’un pied sûr, il parcourt le pont, contourne le mât, enjambe les écoutes et étarque les drisses au son du vent dans les voiles. Tout juste tâtonne-t-il pour saisir une bouteille d’eau, ou demande-t-il lorsque les occupants d’autres voiliers saluent: «Qui c’est?» Pour cela, comme pour le gouvernail, Franzi, comme il se plaît à l’appeler, joue les yeux.
Naviguer sur la Sainte-Anne, cela n’a rien à voir avec les voiliers actuels, comme le décrit son propriétaire : «Il faut environ une heure de préparation avant de larguer les amarres, ce n’est pas l’apologie de la lenteur, mais le bateau est complexe. Afin de pouvoir gréer, je m’assure que tout est exactement à sa place, c’est une garantie de sécurité. C’est pourquoi les équipiers embarqués sont parfois décontenancés. Il n’y a aucune commande directe. Les palans servent à démultiplier les efforts. Il y a beaucoup de subtilités dans les vieux gréements. Surtout ne jamais forcer, car le tout est beaucoup plus fort que toi. Il faut beaucoup plus anticiper sur les éléments et surtout ne pas se laisser surprendre, ruser avec les airs. Et puis le jargon peut laisser pantois les régatiers les plus aguerris. Des termes qui ne sont plus usités et dont je revendique l’emploi sur mon bateau : le dalot, les jumelles du pied de mât, le taquet à oreille, le rocambot, la corne ou pic, le cabillot qui n’a rien à voir avec le cabillaud (poisson), le flèche et non la. Je ne vois peut-être pas les invités, mais je sens leurs hésitations à chaque fois que je dicte une manœuvre. Et puis parfois, je les laisse faire pour qu’il se rendent compte de l’échec de leur manœuvre, car sur un vieux gréement, il y a un ordre à suivre sinon il y a des embrouilles.»
Les mini-croisières agrémentent la belle saison. «Nous vivons en totale autarcie, commente Françoise Kern, et ne croyez pas que l’on s’ennuie. Il y a toujours quelque chose à faire à bord : cuisine, lecture, baignades, lessive, matelotage et musique. Marc joue tous les jours du trombone à coulisse ou du cor des Alpes au gré de ses envies. C’est magique sur l’eau ! On n’a pas d’électricité à bord, alors la lampe à pétrole me tient compagnie en soirée.» Discrète, il faut insister pour savoir que le second sur le bateau fait partie de la Société fribourgeoise des écrivains et a écrit plusieurs histoires publiées en bolze (dialecte parlé en Singine, une des parties alémaniques du canton de Fribourg). La dernière en date, la traduction en bolze du Petit Prince de Saint-Exupéry. La phrase de ce dernier prend tout son sens sur le cotre à tapecul: «On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.»
La Sainte-Anne
La Sainte Anne, comme issue d’un livre d’images, soulève à chaque sortie l’admiration des riverains et des autres navigateurs. Gérard Champod, le grand-père de l’actuel propriétaire, l’a fait construire en 1950 par le chantier naval d’Hermann Egger à Saint-Aubin, afin de remplacer son cotre Tanagra devenu irréparable. Son fils Yves, médecin yverdonnois, a tiré de nombreux bords durant plusieurs décennies et c’est actuellement le petit-fils, Marc, qui perpétue le plaisir de la voile à l’ancienne. Trois générations pour une même passion. «Mon grand-père s’est inspiré des bateaux de pêche bretons conçus pour lutter face à la mer et non pour la fuir. Onze mètres et cinq tonnes, c’est un peu un tracteur des mers», image Marc Champod.
La Sainte Anne, dont toutes les pièces maîtresses sont en bois, exige une attention particulière. De nombreux séjours au chantier naval ont permis, au fil des ans, de maintenir ce petit bijou à flot. Pourtant en 2010, il coule à sa bouée d’amarrage, au large du port de Grandson. Renfloué, il faudra de long mois de travaux pour le sauver. Puis, il reprend sa place dans le port de Grandson et, majestueux, sillonne, à 74 ans, les eaux de notre lac.