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Elle quitte sa favela pour offrir du rêve en Suisse
© Michel Duperrex

Elle quitte sa favela pour offrir du rêve en Suisse

2 janvier 2021

Il y a quatorze ans, Juliana De Lima a quitté São Paulo pour rendre visite à sa maman, à Vuiteboeuf. Elle n’est jamais repartie. Depuis toujours elle se bat pour être indépendante et aujourd’hui, elle a réussi son pari.

En rencontrant Juliana De Lima dans l’un de ses entrepôts à Orbe, il était prévu de parler de de son projet un peu fou de lancer une boîte de décoration à Yverdon (lire encadré). Mais au fil de la discussion, il est apparu que son destin n’est pas celui d’une entrepreneuse comme les autres. Coup de projecteur sur une histoire pleine d’espoir, au carrefour d’une année 2020 que le monde a envie d’oublier et d’une année 2021 qui doit être celle d’un nouveau départ.

Juliana De Lima, vous venez de créer votre société Feito a Mão à Yverdon. Pourquoi ce nom?

Cela signifie Fait main, en portugais. Parce que je viens du Brésil. Cela fait treize ans que je vis en Suisse, mais j’ai grandi au Brésil.

Et vous étiez décoratrice au Brésil?

Non, pas du tout. En fait, je travaille depuis l’âge de 11 ans. Je sais que ça peut paraître bizarre, mais je vais vous expliquer. En fait, je suis venue au monde dans une favela. Et je crois que mon père a fait exprès de lancer une boulangerie et de nous y faire travailler après l’école pour éviter qu’on fasse des bêtises. Puis, à 16 ans, j’ai ouvert ma propre épicerie, juste en face. Mais je ne vendais pas de pain, parce que j’avais été un peu traumatisée par la boulangerie. ça marchait bien, j’avais même engagé quelqu’un pendant que je finissais mes études.

Alors comment avez-vous atterri en Suisse?

Ma maman y vivait avec mon beau-père et elle était très triste parce qu’elle avait laissé ses trois enfants au Brésil. Du coup, à 21 ans, j’ai décidé de venir la voir. Mais je suis restée.

Vous vous êtes installée directement à Yverdon?

Non, à Vuiteboeuf! C’était terrible parce que dès que j’ouvrais la fenêtre, la seule chose que je voyais, c’étaient des vaches! C’était tellement différent de chez moi, à São Paulo. Je dois dire que mon intégration n’a pas été facile. En tout cas pas les huit premières années. J’ai réussi grâce à la communauté brésilienne religieuse. En plus, c’était difficile pour moi venir vivre chez ma maman parce que j’ai toujours vécu de façon indépendante. J’ai quitté une situation stable au Brésil pour tout recommencer ici. Donc j’ai tout de suite fait des petits boulots, comme travailler dans un restaurant, etc. Mais ça ne me plaisait pas. Puis, j’ai fait fille au pair, mais ça n’allait pas non plus jusqu’à ce que je trouve une famille super à Suchy. J’y suis restée treize ans. En fait, je l’ai quittée seulement en début d’année pour lancer mon entreprise.

Avec le Covid, c’était quand même assez risqué?

Oui, c’est sûr. Surtout que j’ai eu du mal à obtenir les papiers. Parce qu’à mes débuts, j’étais ce que l’on appelle une travailleuse au gris. Je payais mon AVS et mes impôts, mais je n’avais pas de permis. Maintenant, c’est bon, grâce à ma famille et à la Commune d’Orbe qui m’ont aidée dans les démarches administratives.

D’accord, mais aujourd’hui, avez-vous un revenu?

Un petit… Heureusement, j’ai beaucoup travaillé durant l’été et j’ai pu mettre de côté. Pour tout vous dire, je viens de recevoir ma facture d’AVS et j’étais tellement contente! Même si les temps sont durs, je me réjouis de la payer, vu tout ce que j’ai dû surmonter pour pouvoir avoir mon entreprise inscrite officiellement, c’était un pur bonheur de la recevoir. Au début, j’étais tiraillée entre mon envie de réaliser mon rêve auquel je pense depuis onze ans, et ma peur de tout perdre, et mes angoisses de ne pas y arriver. Mais j’ai mis mes doutes de côté et je me suis lancée. C’est un miracle que j’y sois arrivée.

Qu’est-ce qui vous donne la force d’avancer?

Mon mari qui me soutient et ma foi. D’ailleurs, c’est avec elle que j’ai commencé à faire des décorations.

Racontez-nous vos débuts…

Je n’avais rien. Tout a démarré avec ma maman qui m’a donné un billet de 50 francs. Je suis allée acheter du sagex et j’ai peint mon premier décor dessus, à la main. Ensuite, mon beau-père m’a acheté mon gonfleur à ballons.

Et pour qui faisiez-vous ces décorations?

Pour l’église d’abord, mais ensuite les gens venaient de plus en plus me confier des événements et, après, ils me donnaient les objets de décoration. Quand j’ai commencé, il y a onze ans environ, j’étais un peu la seule à proposer le style brésilien.

Qu’est-ce que le style brésilien?

J’ai remarqué qu’on faisait la fête de façon très différente entre le Brésil et la Suisse. Ici, vous aimez plutôt rester en petit comité. Vous êtes plus réservés. Chez moi, c’est l’inverse, on invite tout le monde. On organise des énormes fêtes thématiques. à l’un de mes anniversaires, on était presque 400! Et j’ai déjà été Wonder Woman, shérif, présentatrice de télévision…

Chez nous aussi on le fait, mais peut-être plus pour les mariages ou pour les enfants…

Oui, mais c’est plus simple. Vous choisissez une couleur pour un mariage, souvent. Mais c’est vrai que maintenant, les fêtes thématiques arrivent de plus en plus en Suisse.

Votre part du marché s’amaigrit…

Non, car j’ai eu la bonne idée de faire de la location de décorations depuis le début. Et je fais des petits prix parce que je veux pouvoir faciliter l’accès à la déco à tout le monde. Je sais que certains décorateurs ne vont pas apprécier, mais mon but n’est pas de m’enrichir, juste de payer mes factures. Je sais d’où je viens, et je sais par où je suis passée. D’ailleurs, dans mon futur magasin, j’aurai une vitrine pour ma Ferrari!

Votre Ferrari?

Oui (rires)! Quand j’ai commencé, je n’avais rien. Au point que pour me déplacer faire les décorations, je mettais tout dans une grande valise rouge et j’allais prendre le train. Je l’appelle ma Ferrari et j’y tiens beaucoup car c’est avec elle que tout a démarré. Elle est là pour me rappeler tout ce que j’ai traversé.

 

«Après tout ce que j’ai vécu, ce n’est pas le Covid qui va m’arrêter!»

 

Alors que le secteur de la culture et de l’événementiel est touché de plein fouet par la pandémie, Juliana De Lima a décidé de lancer sa boîte en novembre. Baptisée Feito a Mão, elle permettra aux particuliers de louer et d’acheter des décorations, ainsi que de mandater l’Yverdonnoise pour des événements. Vu la période, était-ce vraiment le bon calcul? «C’est vrai que ces temps, je n’ai que de petits contrats de décoration pour des familles, mais durant l’été j’ai beaucoup travaillé et j’ai pu mettre de côté. Je ne perds pas espoir, confie-t-elle. Après tout ce que j’ai vécu, ce n’est pas le Covid qui va m’arrêter! Je suis prête à montrer à tout le monde ce que je fais.» Son prochain défi? Trouver un dépôt pour regrouper tout son matériel de décoration et pour y aménager un coin magasin.

Christelle Maillard