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«Et là, tous les Brésiliens se sont mis à pleurer!»
EPA/FRIEDEMANN VOGEL

«Et là, tous les Brésiliens se sont mis à pleurer!»

22 octobre 2020

Lucien Favre est revenu, en exclusivité pour La Région, sur ses années yverdonnoises. Anecdotes, méthode de travail, relations avec les joueurs: l’entraîneur du Borussia Dortmund dit tout.

Il ne faut que quelques secondes à Lucien Favre pour changer d’univers et quitter un instant Dortmund et la Champions League, pour se replonger dans ses années yverdonnoises. Même s’il est devenu l’un des meilleurs techniciens du monde du football, le Vaudois de 62 ans se rappelle chaque détail de ses trois ans et demi passés au stade municipal, de janvier 1997 à juin 2000.

Que vous évoque Yverdon Sport, spontanément, comme ça?

Que des bons souvenirs! C’était magnifique, tout simplement, une période qui était belle à vivre. En fait, quand je me replonge dans cette époque, comme vous m’invitez à le faire, la première chose qui me frappe, c’est que pour un entraîneur, c’était vraiment différent par rapport à maintenant.

Dans quel sens?

J’ai commencé en janvier 1997. Il y avait le président, M. François Candaux, et l’entraîneur, moi. Et c’est tout. J’avais un assistant au début, Tito Camps, mais le matin à l’entraînement, j’étais seul. L’après-midi, il venait de temps en temps, mais je n’avais pas un immense staff comme aujourd’hui à Dortmund, ou comme ça se fait d’ailleurs partout, y compris en Suisse.

À cette époque-là, aviez-vous un plan de carrière en tête? Yverdon, c’était clair que c’était une étape?

Non. Pas du tout. Je ne me suis jamais dit ça. J’ai pris club après club. Après mes quatre ans à Echallens, deux avec les jeunes, deux avec la première, je suis parti à Neuchâtel un an et demi voir de l’intérieur comment fonctionnait un club. Je m’occupais de toutes les équipes de jeunes. Et puis, après un an et demi, j’ai eu envie d’entraîner à nouveau. Bon, j’entraînais les M18 quand même, mais j’ai eu envie de rediriger une équipe. Alors, je suis allé à Yverdon. Ma seule idée était alors de faire le mieux possible, c’est tout. Comme je l’ai fait à Echallens avant et comme je le fais à Dortmund aujourd’hui.

Et YS a connu une des plus belles périodes de son histoire… Avec le recul, quelle est la raison principale de ce succès?

Déjà, je me suis bien entendu avec M. Candaux au départ et ça a super bien marché, c’est vrai. Vu qu’on n’était que les deux, la relation entre le président et l’entraîneur était fondamentale. On a construit l’équipe de manière progressive, intelligemment, en harmonie. Pour les clubs et surtout pour les entraîneurs, le principal c’est les transferts. Si tu n’y arrives pas, tu as un gros problème. On a su trouver les joueurs qu’il fallait, et ce n’était pas simple pour un club comme Yverdon, croyez-moi! On a eu Leandro, Enilton… mais aussi Christophe Jaquet, de Fribourg, Roman Friedli, de Morat. On a eu Paulo Diogo, qui jouait à Lausanne, Vincent Cavin aussi… J’en oublie plein! Alain Flückiger aux buts, bien sûr. On est montés au bout de trois ans, en 1999, et on a fait un super premier tour, on était 5es. Et puis au tour final pour le titre, on a perdu des joueurs. Mais évidemment, ça reste une superbe expérience. On a fini 8es de LNA quand même, vous vous rendez compte?

Hormis les joueurs que vous citez, il y avait un certain Ludovic Magnin…

Ah oui, mon Dieu, j’ai oublié Ludo!

Mais justement, si on veut parler de lui, c’est parce qu’il incarne l’YS de cette époque, des joueurs pas du tout connus, mais qui ont progressé de manière folle!

Bon, je vois où vous voulez en venir… Je vais commencer par Christophe Jaquet. Je l’avais découvert quand j’étais à Neuchâtel, mon boulot était de faire le tour de la région pour trouver des bons joueurs. Je l’avais vu à Fribourg et il m’avait plu. Il avait des qualités qui m’avaient intéressé. Il fallait juste les révéler. Même chose pour Roman Friedli.

Mais ces joueurs-là, personne ne les connaissait et vous en avez fait des joueurs de LNA et même un international suisse A pour Christophe Jaquet. Comment avez-vous décelé ces qualités chez eux, à Fribourg et à Morat?

Mais parce qu’ils avaient les bases et que ça se voit quand même… Et surtout ils avaient l’état d’esprit. Il n’y a jamais eu un seul problème à l’entraînement. Ils étaient tout le temps à fond, c’était beau à voir.

Mais avec tout le respect pour lui, quand Ludovic Magnin est arrivé à Yverdon, les ballons qu’il centrait arrivaient sur les courts de tennis ou au camping des Iris..

Ludo, il faisait tous les efforts qu’il fallait. Il voulait arriver à tout prix. Mais il avait quelque chose aussi, même si ce que vous dites sur ses centres au début n’est pas tout faux (sourire)…

Mais il a fait une carrière incroyable vu ses qualités au départ…

Incroyable, c’est le bon mot, oui. Il a toujours su ce qu’il se voulait, tout en menant des études en parallèle du foot. Ludo, je l’avais eu en juniors C à Echallens, il était tout maigre. Après, il est parti à Lausanne et c’est vrai que c’était pas terrible… Mais moi je n’ai pas vu ça, je l’ai juste entendu comme ça. Quand il a voulu venir à Yverdon, j’ai dit oui tout de suite. Il a commencé au milieu et c’est vrai qu’il était meilleur derrière, il était moins sous pression et avec le travail il a pris confiance. Il a bossé comme un fou… Si vous ne travaillez pas, il n’y a rien qui vient!

On insiste sur ce sujet, mais vous avez également fait de Cédric Magnin un joueur de LNA. Personne ne peut oublier ça, quand même.

Mais ces joueurs avaient l’essentiel: une mentalité et une intelligence de jeu. Et ça, c’est primordial. Et l’état d’esprit… On avait fait de sacrés bons choix avec M. Candaux! Mais après, bien sûr qu’il faut aussi des joueurs comme Leandro et Enilton. C’était pas mal quand même ces deux-là… Ah, et il y avait Adaozinho aussi, vous vous rappelez? Il avait une frappe incroyable! Quand il tirait un coup franc, une fois sur deux la barre tremblait ou c’était goal.

On se rappelle aussi des transferts moins réussis. Gilson…

Il y a un ou deux ratés, bien sûr. Je me rappelle que Leandro voulait faire venir ses copains brésiliens à Yverdon. Et M. Candaux m’avait dit, bon, on les laisse venir, tout à coup il y en a un ou deux bons… On les a fait venir du Brésil, c’était un rêve déjà pour eux d’arriver en Europe. Je me rappelle bien, on les a pris une semaine en test, en camp d’entraînement aux Rasses. À la fin, je dis qu’il n’y en a pas un qu’on peut garder. Et là, ils se sont tous mis à pleurer! Tous! J’étais mal, je peux vous dire, et même un peu triste pour eux. Et bon, on avait quand même dû payer l’avion, à l’époque ce n’était pas bon marché…

Vous suivez encore les résultats d’Echallens et d’Yverdon, ou c’est trop loin derrière?

Oui, oui, bien sûr que je regarde! Ce qui est arrivé à YS la saison dernière, ce n’est pas juste. C’est incroyable un truc pareil.

Ils sont très fâchés contre l’ASF.

Il y a de quoi.

Le nouveau stade sera bientôt fini, vous espérez être invité à l’inauguration?

Oui, j’aimerais bien y aller, si c’est possible, bien sûr! J’en ai parlé avec Tito Camps il y a quelques semaines, je suis ça de près, il m’a dit que le chantier avançait.

Yverdon Sport a connu ses périodes fortes quand il avait de grands présidents. Ce club, malgré le soutien populaire dont il bénéficie, ne peut-il pas vivre sans une personnalité forte à sa tête?

Je ne sais pas. Je ne me suis jamais posé cette question. Ce que je peux dire, c’est que c’est vrai que François Candaux et Paul-André Cornu étaient deux personnes très connues, qui ont fait du très bon boulot les deux.

Dans un style différent…

Oui. Mais qui n’est pas différent?

Mario Di Pietrantonio s’inscrit-il dans cette lignée?

Je ne le connais pas personnellement. Le côté positif, c’est qu’ils devaient monter la saison dernière, qu’il y a une immense frustration à cause de cette année perdue, et qu’il a repréparé une équipe pour monter. Il a dû remotiver tout le monde, lui en premier, et apparemment il a réussi à le faire. YS va y arriver cette fois, j’en suis convaincu.

La place naturelle d’YS est-elle en LNB? En LNA même peut-être?

Alors ça, ça dépend… Encore une fois, si vous formez des bons jeunes, que vous transférez des bons joueurs, tout peut arriver. Mais bien sûr que c’est plus dur avec cette formule. Je le dis sans être critique, j’insiste, mais ce championnat suisse à dix clubs, je le regrette un peu… Il manque deux, quatre ou six équipes en première division, je trouve. Je comprends que ce changement a été instauré pour des raisons financières, parce que des clubs ne pouvaient pas survivre. Je trouve quand même que c’est dommage.

YS n’a plus de formation d’élite, tout étant centralisé à Team Vaud. Est-ce plus difficile?

Alors ça, c’est clair. Bon, vous savez, c’est difficile pour moi d’avoir un avis pertinent, je suis loin depuis dix-sept ans en comptant Zurich. J’ai quand même l’impression qu’il y a des bonnes choses à Team Vaud. Jordan Lotomba sort de là par exemple. Et c’est un sacré bon joueur! Mais après, on peut se poser la question de savoir à qui profite le fait de tout centraliser à Team Vaud…

Au Lausanne-Sport.

On peut se poser la question…

Le LS, justement. INEOS a les moyens d’attirer un entraîneur de votre trempe, le canton de Vaud est votre maison… Y a-t-il une chance de vous voir revenir dans un avenir proche?

Je ne serai plus jamais entraîneur en Suisse. Je l’ai déjà dit à plusieurs personnes, ce qui ne veut pas dire que je vais tout stopper d’un coup lorsque j’arrêterai à l’étranger. Je continuerai à entraîner des jeunes, à les former, à les détecter. C’est mon envie en tout cas.

Donc après Dortmund, vous allez encore être actif?

Le terrain, c’est ce qui me manque le plus. Je ne pourrai pas couper d’un coup, c’est impossible.

Entre 2000 et 2020, le métier d’entraîneur a-t-il changé?

Il y a plusieurs aspects. Déjà, il faut de plus en plus d’attention pour les joueurs, les prendre par l’épaule. Dire le positif avant le négatif, prendre des gants… Le rapport avec le joueur a évolué sur ce plan-là. Et ce qui a changé, on y revient, c’est tout l’environnement. Avant, il y avait le président et l’entraîneur, en gros. Aujourd’hui, c’est différent.

Entraîner Dominique Rochat, qui allait labourer ses champs avant de venir à l’entraînement, et une immense star comme Marco Reus, c’est la même chose?

Sur le terrain, oui. Et c’est là-dessus que je me concentre et c’est ce que je préfère, quand je peux faire les exercices que je veux, les entraînements tactiques que je veux. Là, à ce moment-là, je suis content. Je suis bien. C’est le terrain, le ballon. Le reste…

Le reste ne vous plaît pas? L’argent, l’engouement médiatique, la célébrité?

Je suis entraîneur. A la base, c’est ça. Et c’est là que je prends le plus de plaisir. Et de loin.

Tim Guillemin