La connaissance géologique du Jura réunie dans un livre
25 décembre 2021Un collectif d’experts a réalisé un ouvrage de référence accessible à tous les passionnés.
Dire qu’il était attendu est un euphémisme. Le mémoire Tome XIII de la Société neuchâteloise des sciences naturelles s’est arraché comme des petits pains. Lors de sa présentation, la semaine dernière au Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel, institution qui a coédité cet ouvrage de référence, le livre tiré à 500 exemplaires était déjà épuisé, a révélé l’éditeur Alain Cortat (Alphil). Mais les passionnés des sciences de la terre, et de la géologie du Jura, n’ont qu’à patienter un peu. En effet, la réédition de ce véritable pavé, richement illustré, est en cours.
Ce livret de chevet de tout géologue, rêvé par le professeur Jean-Paul Schaer, décédé peu avant la parution, est le résultat d’une fructueuse collaboration entre de nombreux scientifiques, ainsi que d’un long parcours, puisqu’il a fallu dix ans pour aboutir.
Mais le résultat est à la mesure de l’ampleur du défi : remarquable ! Car s’il ne peut se lire en quelques heures comme un roman policier, il est accessible à toute personne intéressée par les sciences de la terre. La répartition des thématiques et de nombreuses cartes, coupes et illustrations en facilitent la compréhension, autant qu’une lecture fractionnée.
Hydrogéologue et spéléologue passionné, Jean-Pierre Tripet a précisé, lors de la présentation, qu’il s’agit du «premier ouvrage collectif portant sur la connaissance de la géologie sur l’ensemble de l’arc jurassien», une région bien plus large que l’entité politique du même nom, puisqu’elle s’étend de la région de Baden (AG) à Voreppe, dans l’Isère, en France.
Les auteurs, outre l’apport de leur expertise, ont compilé plus de 1300 articles et autres documents établis principalement depuis le XVIIIe siècle, époque où la géologie intéressait particulièrement les médecins!
De l’interprétation, souvent intuitive, des phénomènes visibles, les géologues et autres naturalistes ont, à l’occasion du creusement des grands tunnels ferroviaires, fait de notables avancées dès le milieu du XIXe siècle. «Les informations obtenues lors de ces chantiers, que ce soit au Mont de Granges ou au tunnel du Mont-d’Or (Vallorbe), ont permis aux géologues de faire de très grands progrès dans l’interprétation des plissements», souligne Jean-Pierre Tripet.
L’ancien hydrogéologue de la Nagra et du Service géologique et hydrologique national souligne que de grands progrès ont à nouveau été réalisés au milieu du XXe siècle, à l’occasion des recherches sismiques et forages profonds réalisés par les compagnies pétrolières. Une période charnière (1955-1985) marquée par la mise en œuvre de méthodes mathématiques dans l’interprétation.
Et puis, dans un passé plus récent, un nouveau pas a été franchi avec les outils de numérisation. On dit parfois que la géologie est une science inexacte. Mais les progrès réalisés la rendent de plus en plus précise, non seulement dans l’interprétation, mais également dans les prédictions.
L’ouvrage parle non seulement des roches, mais aussi de la richesse qui les parcourt: l’eau. Les sources, c’est une évidence dans un paysage karstique où l’eau s’infiltre rapidement, ont toujours capté l’attention de l’homme. Ce qui fait dire à Jean-Pierre Tripet: «Les sciences de la terre se marient avec les sciences de l’eau, et même de la vie.» Ce n’est vraiment qu’en 1968, à l’occasion de la révision de l’Ordonnance fédérale sur la protection des eaux, que les autorités prennent les mesures pour préserver l’écosystème.
Lorsque le professeur Schaer l’a contacté, en 2014, Pierre-Yves Jeannin, hydrogéologue et directeur de l’Institut suisse de spéléologie et de karstologie (ISSKA), dont le siège est à La Chaux-de-Fonds, était un peu sceptique. Encore un ouvrage qui n’allait intéresser que les initiés…
Finalement, «plus par devoir que par enthousiasme», il a accepté la proposition de l’initiateur du projet, à la condition expresse que le travail demandé, en l’occurrence un chapitre sur l’hydrogéologie, soit réalisé en équipe. Aujourd’hui, et malgré le temps consenti dans un programme déjà chargé, il ne regrette pas sa participation. Bien au contraire. La barre a été haut placée, mais le résultat est à la hauteur des ambitions. Et de souligner que l’engagement de Jean-Pierre Tripet, Jean-Paul Schaer et Thierry Malvesy a permis de sauver cet ouvrage. «Le musée a joué un rôle clé. Il a su insuffler un rythme», a souligné Pierre-Yves Jeannin. Et d’ajouter: «Ce livre est beaucoup plus intéressant que ce que j’avais pensé au début. C’est un ouvrage de référence, au riche contenu sur l’évolution des concepts.»
Et pour démontrer l’utilité de l’ouvrage, il a cité une demande parvenue il y a peu à l’ISSKA, concernant le tunnel du Hauenstein: «J’ai consulté le livre. On y parle des sources chaudes et des débits. Oui, c’est très utile! Il y a des indications sur presque tout.»
Autre participante à cette aventure collective, la géologue Anna Sommaruga, qui, dans sa thèse de doctorat, a étudié le sous-sol du Jura par des profils sismiques, a souligné pour sa part une autre qualité de ce livre: les textes consacrés au Jura oriental, dont il n’existait jusqu’ici que des versions en allemand.
Contactée il y a pratiquement dix ans par le professeur Schaer, cette géologue a suivi l’évolution de la création de ce livre dès son début: «L’équipe a été constituée au fur et à mesure de l’avancement du travail. Je trouve qu’il est plaisant à lire par petits bouts. Il est accessible à toute personne qui s’intéresse à la géologie du Jura.»
De l’observation à l’interprétation des mesures modernes
L’histoire de la géologie du Jura franco-suisse débute par de simples observations, et des déductions souvent inspirées par l’intuition. Au XVIIIe siècle, c’est un peu la période des premiers explorateurs. Ils parcourent la chaîne jurassienne à pied et, à l’instar de Horace-Benedict de Saussure, s’intéressent déjà aux écoulements souterrains. Il fait des observations très précises des eaux de surface de la vallée de Joux et constate qu’elles se perdent dans le lac Brenet.
Sans preuves formelles, la population racontait déjà à l’époque qu’elles réapparaissaient 240 mètres plus bas au niveau de la résurgence de l’Orbe (Grottes de Vallorbe).
S’il ne s’agissait pas d’une coloration des les règles de l’art, les travaux entrepris en 1776 sur les rives de ce petit lac avaient provoqué une telle turbidité que les eaux apparaissaient souillées à la résurgence. A la fin du siècle, Hans Conrad Escher von der Linth, décrivant l’hydrologie de la région, et le fameux entonnoir du Bon Port, aux Charbonnières, a non seulement évoqué la même relation entre les pertes et la résurgence de l’Orbe, mais déduit qu’une partie de l’eau venait d’ailleurs. Cela a été démontré plus tard.
En 1898, Hans Schardt établit des profils des sources vauclusiennes du Mont de Chamblon, soulignant déjà certains problèmes: «Les sources du Moulin de Cosseau, parfois légèrement jaunâtres, font supposer qu’elles peuvent provenir des eaux des marais de Baulmes qui se perdent dans un entonnoir au pied de la colline de Feurtille, 5 km en amont du Mormont.»