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La fierté d’une vie
Une moto très esthétique, avec notamment la selle fabriquée à Orbe par la sellerie GG. Produit local! © Michel Duperrex

La fierté d’une vie

29 avril 2021

Elle roule! Riky, patron d’un atelier de motos à Orbe, a eu une idée un peu folle un soir: créer une moto électrique de toutes pièces. Le plus fou? Il a réussi. Reportage au Box 23, entre odeurs de bières, de barbecue, de pneus et de transpiration.

 

Personne ne sait exactement ce qui se passe dans ce mystérieux Box 23, une fois la nuit tombée. Pendant des nuits entières, un certain Riky y reste enfermé, n’en sortant que très épisodiquement pour respirer un peu d’air frais, sans doute. Riky contemple un instant la lune en attendant que le soleil se lève à nouveau sur la plaine de l’Orbe, et sort de sa tête quelques instants les circuits électriques, les batteries au lithium et les transmissions mécaniques. Après ces quelques minutes de méditation hors du temps, Riky replonge inlassablement dans son atelier transformé en laboratoire, où l’attend un prototype développé par sa propre personne, en collaboration avec un bureau d’ingénieurs joliment nommé The Countdown Company, et dont les meilleurs représentants arrivent au travail le matin avec des cernes sous les yeux et des moteurs électriques plein la tête, à force d’avoir planché toute la nuit sur une drôle de machine, toute légère (98 kilos), née de discussions enflammées autour de quelques bières.

Riky ne s’en cache pas, il aime la bière, rouler un peu trop vite parfois, écouter de la musique un peu trop fort souvent – en faisant trembler les murs de son atelier et vaciller le café de la secrétaire de la société du box voisin (histoire vraie) –, mais aussi les bons moments passés entre amis, le barbecue du jeudi devant son atelier de motos avec les copains venus de partout en Suisse romande, la mécanique et les projets fous. Il a donc décidé de construire sa propre moto électrique, là où Yamaha, Suzuki, Honda et les autres ont renoncé ou galèrent pour trouver des solutions. Lui, tout seul dans un box à Orbe, a donc décidé de s’y mettre. «On m’a dit que c’était impossible. C’est au moment précis où j’ai entendu ça que j’ai eu envie de le faire vraiment», explique l’artiste en toute sincérité.

Alors, les clients peuvent toujours venir apporter leur moto à réparer, Riky continue à accepter le pain quotidien, mais il se lance à fond sur son projet fou, y passe des nuits entières («J’ai arrêté de compter les nuits blanches quand je suis arrivé à une semaine»), le finance avec ses économies («Capital de départ, 100 000 francs. Tout ce que j’avais sur mon compte») et fait tout lui-même, cherchant des solutions et des appuis autour de lui. «Il y a des gens qui me suivent dans ma folie. Faut croire que c’est contagieux», se marre-t-il. Parmi eux, The Countdown Company, donc.

Ce très sérieux bureau d’ingénieurs est lui aussi installé dans un de ces fameux box urbigènes et regroupe des spécialistes issus des facultés de génie mécanique et robotique de l’EPFL. Ses sept associés se sont rencontrés à l’Université en développant des fusées de modélisme et s’attaquent maintenant à de réels projets d’ingénierie spatiale. Mais leurs compétences ne se limitent pas aux projets spatiaux, loin de là, et s’appliquent au développement de tout type de produits, allant de structures d’écran pour des scènes de théâtre jusqu’au mécanisme de précision pour système optique en passant par l’automation de machines. Et le bureau, par amitié et un peu par proximité avec Riky, a décidé de dépêcher Malo Goury, Eric Brunner et Julien Rey pour assister le mécano dans son projet: créer de toutes pièces et commercialiser une moto 100% électrique. Laquelle est aujourd’hui officiellement née.

Car, attention, Riky, de son vrai nom Cyrille Olivier, n’est pas qu’un amateur de bières et de musique trop bruyante. Il est aussi un formidable technicien, au parcours de vie atypique. Après des études de mécatronicien et d’électricien industriel, il a pris le contrepied, comme il aime le faire parfois, en s’occupant d’un restaurant thaï à Orbe, cité où il est arrivé voilà quinze ans. Et il se trouve maintenant à la tête de son atelier mécanique, où les accessoires (gants, combinaisons, casques, pièces détachées…) côtoient les motos à vendre. Et, plus qu’un mécano, Riky est un méticuleux, un vrai, qui aime faire le pitre et beaucoup parler, mais sait aussi faire la part des choses.

«Pour homologuer la moto, je ne vous dis pas les dossiers qu’il a fallu monter. Et ce n’est pas fini! Pour vous dire, j’ai dû détailler chaque boulon de la moto et le faire valider. Je ne sais pas si vous imaginez ce que ça veut dire de répertorier chaque pièce d’une telle bécane et de la présenter en détail.» Les fonctionnaires des services techniques de la Confédération n’ont pas poussé le vice jusqu’à lui demander de rédiger les dossiers en allemand, ce qui aurait sans doute été la torture de trop.

«Non, la règle dit que le dossier doit être écrit dans une langue nationale, ainsi qu’en anglais. Bon, l’anglais c’est pas simple non plus, hein!» Mais Riky (un surnom qui lui vient de ses jeunes années de graffeur) s’y est mis laborieusement, n’oubliant pas une virgule. Dans quelques jours, il se rendra à Zurich pour l’homologation finale de la plus grande fierté de sa vie, ses deux enfants mis à part. Est-il un peu stressé à la veille de cette étape finale avant commercialisation? «Non, pas trop. Honnêtement, c’est une formalité, tout a déjà été validé point par point. C’est juste la finalité et l’homologation définitive. Ensuite, on pourra vendre la bête.»

La «bête», justement, est très esthétique, contrairement aux premiers prototypes habituels, souvent plus tournés vers l’efficacité que vers la beauté. «Bon, pour les premiers essais et le développement, on a bossé sur des châssis dont l’esthétisme n’était pas la première qualité. On les a fait souffrir, d’ailleurs», se marre Riky en repensant à deux ou trois accès de flammes et de fumée, vite contenus. «On n’allait quand même pas tout réussir du premier coup, ça aurait été trop simple.»

Le jour de notre visite, le technicien était d’ailleurs contrarié par un bruit de chaîne un peu trop audible à ses oreilles. «On a bossé dessus toute la nuit, on n’a pas encore trouvé comment le réduire, mais ça va venir. Et c’est un détail. Même si on n’a pas l’air, on est des perfectionnistes.» Car il faut bien le dire, sa moto 100% électrique, rechargeable en trois heures par une simple prise 220V, est très belle, tout à fait silencieuse et extrêmement performante. «Ah ça c’est clair, elle avance! Et on ne l’entend pas venir», sourit-il au sujet de sa 125cc, qui coûtera 8500 francs, prix de départ, sans option. «Cette somme n’englobe que les matières premières. Si on avait dû compter le développement, on la vendrait le double. Mais les heures de travail, je les offre. Et je peux vous dire que j’ai déjà des commandes. 8500 francs, c’est plus cher qu’une 125 traditionnelle, d’accord, mais ce n’est pas non plus inaccessible. Je me dis que des parents seront heureux de l’offrir à leurs enfants comme première moto.»

Si la première est d’ores et déjà prête, une commercialisation plus intense interviendra seulement si un investisseur se montre conquis par le projet. «Idéalement, j’aurais besoin de quelqu’un qui voie ma moto, qui soit emballé et qui pose 150 000 francs sur la table. Mais je ne voulais pas arriver vers lui avec des feuilles et des croquis, et un budget écrit en bas du document. Il m’aurait pris pour un rêveur ou un arnaqueur, ou peut-être les deux, je ne sais pas. Là, quand je vais aller voir un investisseur, il pourra rouler sur la moto, il verra que j’ai réussi. Et il pourra décider plus facilement s’il met de l’argent ou non.»

Et, à ce moment-là, Riky retournera à l’atelier, il s’ouvrira une bière et se montrera fier de sa folie et des centaines d’heures de travail consacrées à créer sa propre moto 100% électrique. Le défi était impossible, tous les gens sains d’esprit le lui ont dit, mais il n’a écouté que sa foi et sa voix intérieure et il l’a réussi, y consacrant des nuits entières tout seul dans son Box 23, alors que les braves gens dormaient.

Tim Guillemin