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La soif de transgression
© Michel Duperrex

La soif de transgression

19 janvier 2023

L’incarcération, la dénonciation des dogmes et des normes sociales. Tels sont les enjeux questionnés par Jhafis Quintero et Johanna Barilier, un couple/artiste mondialement reconnu, qui a pris racine dans la région. Rencontre avec deux personnalités hors normes.

«Je suis devenu artiste dans l’endroit le plus atypique du monde.»

Un parcours unique, digne d’un film hollywoodien. Les mots manquent pour qualifier la carrière de Jhafis Quintero. Aujourd’hui, il est mondialement connu, autant grâce à sa vie, mais aussi grâce à ses œuvres, qui ne laissent personne indifférent.

Jhafis Quintero vient au monde en 1973 à La Chorrera, au Panama. Là-bas, les classes moyennes n’existent pas. Les enfants qui naissent dans les milieux les moins aisés n’ont souvent pas accès à l’éducation et la culture. Le crime et la violence deviennent des exutoires pour toute une part de la population accablée par la pauvreté.

A 19 ans, Jhafis Quintero tente de braquer une banque. Arrêté, il écope d’une peine de dix ans de prison. «A ce moment, j’avais l’impression que ma vie était déjà finie.» Incarcéré, il a la chance de rencontrer l’artiste Haru Wells. Persuadée que la culture constitue la meilleure substitution possible au crime, l’artiste crée un atelier au sein des murs de la prison panaméenne.

Avec plusieurs de ses codétenus, Jhafis Quintero est alors initié au monde inconnu de l’esthétique, une nouvelle langue. «A mesure que je progressais dans l’art, je commençais à ressentir la même satisfaction que celle que je trouvais dans le crime. Je pouvais communiquer avec mes œuvres plutôt qu’avec la violence. L’art devenait un nouveau moyen de transgression. Je suis donc toujours un criminel, mais légal.»

L’enfermement et la privation de liberté vont façonner l’art du jeune Panaméen. N’aspirant jamais à s’apitoyer sur son sort, il cherche avant tout, avec ses œuvres, sculptures, vidéos, photographies et performances, à montrer un esprit libéré là où le corps est enfermé, à montrer aux gens du dehors qu’on peut être libre de corps mais incarcéré d’esprit. «J’essaie de communiquer à tous que la prison, nous la vivons tous les jours. Elle n’est jamais loin, et s’incarne au travers des dogmes et normes de notre société.»

Très rapidement, l’œuvre de Jhafis Quintero attire l’attention. Alors qu’il purge toujours sa peine, le succès se présente à lui, et il a l’opportunité de participer à plusieurs expositions à San José, au Costa Rica. «Pour moi, c’était la confirmation que c’était le bon chemin. Sans ça, en sortant de prison, je serais retombé dans le crime.»

Un appétit pour la transgression, qui sera reconnu mondialement, alors qu’il expose à New York, Madrid, Paris, Londres ou Amsterdam. «Durant ma vie, j’ai rencontré des gens dans de nombreux pays et de nombreux contextes. J’ai rencontré des artistes qui, sans la culture, seraient devenus des criminels. Et j’ai rencontré des criminels qui, s’ils avaient eu accès à la culture, seraient devenus des artistes. Pour moi qui connais bien ces deux mondes désormais, je perçois facilement ce genre de profil.»

Sa vie bascule une nouvelle fois, alors qu’il vient en Suisse présenter Libre, sa dernière exposition. A Yverdon, ses pas croisent ceux de Johanna Barilier.

«Je n’étais pas artiste lorsque j’ai rencontré Jhafis, explique la Suissesse, originaire d’Orbe. Nous avons immédiatement éprouvé un amour fou l’un pour l’autre. Mais notre relation était explosive car je souffre d’un trouble de la personnalité limite, et lui est un ancien criminel. Devant notre incapacité à communiquer, il me proposa d’utiliser l’art, pas comme une thérapie, mais comme un moyen pour communiquer, pour exorciser, pour prendre de la distance.»

Souvent internée en psychiatrie, à cause de son hypersensibilité, Johanna Barilier développe la même vision que son compagnon: un combat contre la tyrannie des dogmes et de la perfection. Leurs premières œuvres communes, une série de cinq vidéos intitulées Poèmes, forment une réponse à l’imposture des normes, qui pousse les couples à montrer l’image parfaite d’une vie saine.

«Avant notre rencontre, je devais tout faire pour cacher ma pathologie. Je ne pouvais montrer que ma part normale, précise Johanna Barilier. «Je lui ai proposé de faire le chemin inverse, ajoute l’artiste panaméen. De montrer que nous sommes des personnalités complexes, car la perfection, défendue par les dogmes, n’existe pas.»

Afin de livrer leur message, les deux artistes contemporains explorent de nombreux médiums. Mots, images et vidéos forment un travail collectif répondant aux canons de l’esthétiquement beau. «Mais c’est un cheval de Troie, s’amuse Jhafis Quintero. Car le message est bien plus dur!»

Mariés depuis peu, chacun poursuit sur sa lancée. Elle, continue de travailler en Suisse, parallèlement à sa nouvelle vie d’artiste. Lui, bientôt, exposera à Madrid et aux Etats-Unis. «Cela fait maintenant plus de dix ans que je suis en Europe. J’éprouve beaucoup de curiosité pour la culture de la région. Durant toute ma vie, j’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes. Je pense en particulier à Flaminia Scauso, conservatrice du Salon Beauregard, sans qui je ne serais peut-être pas ici.»

 

Robin Badoux