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«On a eu la chance folle de travailler les quatre ensemble»
(KEYSTONE/Valentin Flauraud)

«On a eu la chance folle de travailler les quatre ensemble»

22 mai 2021

Franck Giovannini, citoyen d’Yvonand, est l’héritier culinaire de Frédy Girardet, Philippe Rochat et Benoît Violier. Il est le gardien de la tradition d’excellence et d’exigence de l’Hôtel de Ville de Crissier. Un livre magnifique raconte cette filiation.

Frédy Girardet, Philippe Rochat, Benoît Violier et Franck Giovannini: le carré d’as de l’Hôtel de Ville de Crissier, restaurant gastronomique depuis 1970, est réuni dans un livre magnifique. A l’occasion de sa sortie, le grand chef, citoyen d’Yvonand et héritier de la prestigieuse lignée, s’est confié à La Région.

 

Comment expliquer cette réussite folle?

L’histoire est phénoménale de longévité, en effet. Déjà, il y a ici un côté respectueux des clients, des collaborateurs, des produits. On a toujours bien mangé à Crissier, mais ce qui a fait la différence au fil des années, c’est ce côté proche des gens. A Crissier, le chef est là. Il passe en salle après. Et puis, pour ce qui est de la durée, la clé, c’est que toutes les successions se sont bien déroulées, même si la dernière n’était pas prévue. Cela fait vingt-cinq ans que Frédy Girardet a pris sa retraite, et on a eu la chance folle de travailler les quatre ensemble en cuisine en 1996! Ce qui est juste hallucinant quand on y repense…

Arrivez-vous à imprimer votre patte dans cette histoire si prestigieuse?

Oui. On n’a pas des plats figés dans le passé, ça évolue, dans le respect des prédécesseurs. Je n’ai pas peur de dire à mes clients aujourd’hui qu’on fait du Girardet. On le fait à notre manière à nous, mais nous restons dans la ligne qu’il avait tracée au départ. Aucun chef ne s’en est écarté, mais nous avons tous amené notre patte. Personne n’a fait n’importe quoi pour innover, pour faire du spectacle. Les clients le ressentent, ils nous le disent.

Au fond, qu’est-ce qui rend l’Hôtel de Ville unique, outre la qualité évidente de ses plats?

La clientèle, justement. Elle aussi est unique au monde. Le nombre de personnes qui me disent «J’ai mangé Girardet, Rochat, Violier», c’est impressionnant. Cette fidélité est unique. On a une très petite clientèle internationale, ce qui au final n’est pas plus mal, car on connaît nos clients. Tous les jours, je passe des heures à faire mon tour de salle pour aller les voir, c’est un immense plaisir. M. Rochat le disait, il a ressenti deux gros manques en arrêtant. Le premier est l’échange avec son équipe, les cuisiniers et les serveurs. Et le deuxième manque, ce sont les clients. Cuisiner, on peut toujours le faire à la maison, même à la retraite. Mais le retour des clients tous les jours, entendre leur satisfaction c’est une chose exceptionnelle. Même si on fait des journées de fou furieux, c’est motivant. Les tours de salle, ça prend un temps fou, on répète quinze fois les mêmes choses, par contre c’est un plaisir énorme. On fait un métier qui n’est pas simple, mais la récompense est immédiate. L’architecte qui construit une maison, il devra attendre deux ans pour avoir le résultat de son travail. Et nous, deux fois par jour, on l’a! Et on a une mission, quelque part.

Laquelle?

Perpétuer cet endroit. M. Rochat disait que sa plus grande réussite à la tête de cet établissement était de l’avoir transmis correctement à Benoît, d’avoir trouvé la bonne personne. Et pareil pour moi! Je ne veux pas être celui qui sera le dernier, qui fermera la porte à clef, et qui verra l’endroit se transformer en discothèque. Donc j’ai deux missions. La première, c’est d’assurer la qualité du lieu quelques années. Et la deuxième, c’est d’assurer la transmission pour que ça continue. Après, une chose est sûre, le prochain chef n’aura malheureusement pas travaillé avec les quatre! Avec Benoît, nous étions les deux seuls à avoir travaillé avec tout le monde en cuisine. Au service, ils étaient trois.

Depuis un an, vous subissez une tempête qu’aucun de vos illustres prédécesseurs n’a dû affronter…

Des fois, je rigole et je me dis que j’aurais bien voulu voir la réaction des trois autres! Avec leur caractère, ça aurait été intéressant à voir (rires).

Qu’auraient-ils fait?

Il y en a un, M. Rochat, qui aurait fait beaucoup de vélo et un autre qui serait parti beaucoup à la chasse (rires)! Pour en revenir à cette dernière année, c’était une découverte totale… J’ai appris beaucoup de choses. Si vous m’aviez dit il y a une année que l’on ferait plus de 5000 menus à l’emporter, je n’y aurais pas cru.

5000?

Oui. Et 5000 menus de quatre plats, hein… (rires). Je n’ai pas voulu mettre tout le temps sur internet, parce que tout de suite ça fait des volumes énormes, et je n’ai pas forcément le personnel, qui est en RHT. On faisait tout de même 200 menus tous les vendredis, 650 à la Saint-Valentin. Ce n’était même pas une question financière, c’était surtout pour faire plaisir aux gens… mais aussi à nos cuisiniers et à nos fournisseurs. L’année passée, on a fermé sept semaines et on trouvait déjà cela gigantesque. Et là ça fait six mois maintenant… Je suis assez content de ce qu’on a réussi à faire. C’est très compliqué pour le service, évidemment, mais on essaie de garder le contact, via des groupes WhatsApp, parce que je peux moins les occuper. Mais les cuisiniers, au moins je peux les faire tourner un peu. Et puis, on a préparé les cartes. On va oublier la printanière et partir directement sur l’estivale dès qu’on pourra ouvrir.

On imagine assez bien un kebab à l’emporter. Mais une cuisine comme la vôtre?

Les plats froids étaient les mêmes qu’au restaurant, y compris la présentation. Pour les plats chauds, c’était évidemment un peu plus compliqué, mais on a fait attention que ce soit faisable pour les gens. Ils n’avaient rien à faire, juste poser la barquette au four tant de minutes, dresser dans l’assiette et manger! Les habitués ont vite pris le pli. C’était plus compliqué pour les commandes par internet parfois…

Un exemple?

Il a fallu expliquer un peu plus… On avait écrit «neuf minutes» au four sur la barquette et une personne nous a reproché que ce n’était pas assez chaud, que c’était dommage… sans avoir eu l’idée de remettre la barquette au four! Ou une autre qui nous disait qu’il manquait le foie gras dans le panier alors qu’elle l’avait confondu avec le dessert… Ce genre de choses, pas bien graves, mais qui montrent bien toute la difficulté de ce nouveau défi.

Comment gérez-vous la pression des guides, des critiques, des étoiles?

Je ne pense pas à ça, honnêtement. Mais c’est vrai que la première année après le décès de Benoît, je me suis dit que je ne voulais pas être le premier à qui on enlève une étoile… A ce moment-là, j’ai demandé beaucoup à mes collaborateurs et je le sais. Mais je dors bien la nuit, je vous promets. En fait, je pense qu’on est fait pour ça ou pas. Ma préoccupation au quotidien, c’est que chaque client ressorte en étant content. Quand il y a une petite erreur sur quelque chose, qu’un client n’est pas satisfait, ça me rend malade, mais les étoiles… A part bien faire son travail, on ne peut rien y faire. On ne sait pas quand ils viennent. Donc le meilleur moyen de les obtenir, c’est d’avoir une exigence de tous les instants. On fait 1000 assiettes par jour à peu près. Les 1000 doivent être nickel. C’est un état d’esprit. Si une est moins bien, on ne la laisse pas aller en se disant «Tant pis, on fera mieux la prochaine.» Non, impossible. Depuis vingt-six ans que je suis là, je suis marqué par cette exigence, c’est logique.

Vous contrôlez vraiment chaque assiette qui sort?

Quand je suis au pass, bien sûr. Et quand je n’y suis pas, je délègue à quelqu’un qui a la même exigence que moi. Mais on le sait, c’est ce métier qui veut ça. Et on ne gueule plus comme avant, je vous l’assure. Il y a plus de respect en cuisine aujourd’hui. Mais ça n’empêche pas la rigueur.

Ça ne crie plus autant qu’avant en cuisine, vraiment?

Ça a évolué avec les générations, comme partout. Quand j’avais fait une bêtise, je n’osais pas trop aller voir M. Girardet, je vous promets! Aujourd’hui, ça a changé. Si on gueulait comme à l’époque, on aurait un peu plus de mal à garder les gens.

Sincèrement, vous arrivez à déconnecter de temps en temps?

Quand je suis là, j’y suis à fond, sans regarder l’heure. J’arrive à 8h du matin, je repars à 1h, c’est normal et je ne regarde jamais ma montre. Mais quand je suis chez moi, je déconnecte complètement. Si je suis le dimanche à la maison, je ne pense pas à la cuisine. Et ça je crois que c’est important pour ne pas devenir fada!

 

Il a créé un véritable musée au sous-sol

 

«Tout le monde voudra manger ici désormais, j’en suis sûr, mais ce n’est pas pratique pour le service», sourit Franck Giovannini, qui a créé un véritable petit musée au sous-sol du restaurant. Autour de la table centrale, plusieurs objets appartenant à l’histoire de l’Hôtel de Ville, dont des répliques de menus, des photos, d’innombrables coupures de journaux, des dédicaces de vedettes ayant profité d’un repas exceptionnel… Mais le chef a su éviter le piège qui lui tendait les bras, en inondant le lieu de photos de ces mêmes vedettes, justement. «Cela aurait été trop répétitif, avec toutes ces photos de stars à côté du chef», confie-t-il. Plutôt que de s’attarder sur les grands noms, le patron des lieux a préféré créer un endroit chaleureux, intimiste, qui met en valeur la cuisine et les histoires, grandes et petites, liées à l’Hôtel de Ville. Les clients pourront y venir, bien sûr, soit à l’heure du café, soit avant de manger pour une réunion de travail, par exemple. Frédy Girardet, Philippe Rochat et Benoît Violier.

 

Toujours prêt pour Yvonand

 

Le FC Yvonand a pu compter sur un soutien de prestige, puisque Franck Giovannini s’est occupé de confectionner des paniers à l’emporter, vendus pour financer les activités du club, à l’arrêt comme tout le sport amateur. «Il est très important pour moi de soutenir les activités de mon village. Ce sont des copains et ça s’est fait naturellement au cours d’une soirée un peu arrosée», sourit le citoyen d’Yvonand, qui avoue cependant préférer pratiquer le hockey que le football.

 

Infos pratiques

 

Restaurant Hôtel de Ville Crissier, une histoire unique au monde:

Un livre écrit par Fabien Dunand, édité par les Editions Attinger. 189 pages de bonheur.

www.editions-attinger.ch

 

Tim Guillemin