«On ne naît pas anorexique, ce n’est pas notre essence»
31 décembre 2024 | Textes: Maude BenoitEdition N°3861
L’anorexie touche 3,5% de la population habitant en Suisse. Comme beaucoup de troubles mentaux, cette maladie souffre de nombreux stigmates qui déteignent ensuite sur les personnes atteintes. Pour en parler, nous avons rencontré Léa Locher, artiste nord-vaudoise touchée par cette maladie.
Quand Léa Locher ouvre la porte de la maison où elle vit, en cet après-midi grisâtre de décembre, son sourire illumine l’atmosphère. Puis, assise à la table de la cuisine, un thé à la main, elle répond sans détour aux questions posées sur l’anorexie, cette maladie mentale dont elle est atteinte. Un sujet qui lui tient à cœur et qui, selon elle, doit être sérieusement abordé dans notre société. Elle aimerait aussi mettre en avant quelques failles dans la prise en charge des patients, selon ses observations. Prise au mot, voici notre entretien avec elle sur le sujet.
Pouvez-vous vous présenter de la manière dont vous le souhaitez?
Je m’appelle Léa Locher, j’ai 28 ans et mon nom d’artiste est Léa Parciparla. Je suis une artiste pluridisciplinaire qui pratique le dessin, au chant et à la composition musicale, mais aussi à l’impro théâtrale. Je suis plutôt frivole, je vagabonde dans le monde et dans ses marges, puisque je ne me sens pas vraiment en phase avec la société qui m’entoure.
Vous êtes atteinte d’anorexie mentale; comment décririez-vous cette maladie?
C’est une maladie à laquelle on s’attache paradoxalement, car elle est vicieuse et maligne. C’est une maladie qui demande du temps à être comprise. Je pense que c’est finalement un moyen d’expression, une manifestation et/ou une conséquence d’un mal ou d’un traumatisme beaucoup plus profond.
Comment vivez-vous avec?
Je la combats, c’est une voix habitante de ma tête. Elle se faufile partout, s’échappe et se glisse entre les autres problèmes de la vie. Des fois, je me sens contente de l’avoir. Elle me donne l’impression que j’ai le contrôle quand ma vie m’échappe. Mais je me rends compte que, majoritairement, elle me dessert. Au quotidien, je ressens beaucoup de pression pour en guérir absolument, alors que ce n’est pas si évident. J’aimerais plutôt que l’on me laisse progresser à mon rythme.
Pourquoi est-ce important de dire «être atteint d’anorexie mentale», plutôt que «être anorexique»?
Selon moi, certaines terminologies concernant cette maladie devraient être revues. On parle plus volontiers de «troubles» que de «maladie». Or, il ne faut pas oublier qu’elle peut se révéler mortelle. Ensuite, en disant «je suis atteinte», cela permet de mettre une distance avec elle. On ne naît pas «anorexique», ce n’est pas notre essence. De plus, l’anorexie renvoie à l’apparence. Une apparence qu’on considère forcément très maigre. Mais le spectre est bien plus large que cela.
L’anorexie mentale souffre de nombreux stigmates et de clichés, par exemple que les problèmes peuvent être issus «de la relation mère-fille», ou «d’un simple refus de manger». Qu’en pensez-vous?
J’ai aussi déjà entendu «mais pourtant, tu avais de l’énergie l’autre jour», «c’est bizarre, tu as de la force même si tu es maigre». Ce sont des choses qui peuvent être vraies pour certaines personnes atteintes de la maladie, alors que pour d’autres non. La maladie est différente pour tout le monde. Ces stigmates montrent surtout à quel point elle est peu connue. Lorsque j’en parle autour de moi, je m’en rends compte.
Que faire si l’on se rend compte que l’on a des symptômes d’anorexie mentale?
Il faut déjà pouvoir identifier le fait qu’on souffre et ne pas le minimiser. Il faut ensuite en parler à des personnes de confiance. Et se diriger vers une aide qui nous fait du bien. J’ajouterai ensuite qu’il faut pouvoir accepter que pour un temps, on existe au travers de cette maladie, et qu’un jour on existera sous une autre forme. Dans tous les cas, ce n’est pas fait exprès, c’est une conséquence à un mal très profond.
Que pensez-vous des traitements recommandés, et notamment le plus connu, l’hospitalisation de jour?
Pour commencer, il existe quelques centres en Suisse romande. Mais certaines régions, à ma connaissance, ne sont pas très bien dotées, comme le Jura et Fribourg. Ensuite, si ce type de thérapie correspond à certains patients, ce n’est pas le cas pour tous. Je trouve que l’on n’est pas suffisamment renseigné sur les différents types de soins possibles. Cela fait quatre ans que je me soigne et je commence seulement à trouver des soins qui me conviennent. Il faut créer son propre réseau médical, si l’on est apte. Enfin, plus largement, je me demande si la définition de «soin» ne devrait pas être redéfinie. Ce qui est important pour moi, c’est de trouver quelque chose qui fasse du bien au patient, que ce soit l’hospitalisation, assister à un concert de musique ou pourquoi pas, aller au théâtre. L’éventail des propositions devrait être plus diversifié selon moi. J’ajouterai ainsi qu’il ne faut pas hésiter à tester plusieurs types de soins et de thérapeutes, pour trouver la formule qui correspond et qui fait du bien!
Quel sont les défis et les difficultés pour les personnes atteintes d’anorexie mentale?
Heureusement, l’anorexie est une maladie qui est bien reconnue, et il est possible d’accéder aux structures d’aides. Il est souvent impossible de travailler comme tout le monde selon le fameux modèle «métro-boulot-dodo». D’autant plus que, bien souvent, les personnes atteintes d’anorexie sont également atteintes d’autres troubles, comme le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité ou le trouble bordeline. Il est donc difficile de pouvoir s’intégrer dans la société. Dans les cas où la personne touchée est physiquement en mesure de travailler, évidemment. De plus, je trouve que l’on n’est pas très bien aiguillé sur le plan administratif et tout ce que la maladie implique, malgré toute l’aide que j’ai déjà reçue du monde médical. Un grand merci à eux, d’ailleurs.
Pour faire face à tout cela, quel est votre exutoire?
L’art. Par le dessin et par le chant, cela me permet de faire sortir ce qu’il y a en moi. Cela me donne la possibilité de véhiculer ce que je ressens, avec mon corps tout entier. Enfin, cela me permet de relâcher la pression et d’enlever de mes épaules un certain nombre d’attentes et d’injonctions.
L’anorexie mentale en Suisse
«Les troubles du comportement alimentaire (TCA) sont reconnus comme de véritables maladies, plus spécifiquement, comme des troubles mentaux, c’est-à-dire, des ensembles de comportements, d’attitudes et de réactions émotionnelles qui sont l’expression d’une grande souffrance chez la personne malade et qui a des répercussions aussi sur son entourage. Ils peuvent apparaître sous plusieurs formes dont l’anorexie mentale, la boulimie et les accès hyperphagiques sont les plus connues», explique le site internet de l’Association Boulimie-Anorexie.
Dans le cas de l’anorexie, le manuel de l’association américaine de psychiatrie (DSM-5) a déterminé certains critères que l’on peut résumer ainsi (il ne s’agit pas là d’une description exhaustive): une restriction des apports alimentaires, entraînant une perte de poids au point d’atteindre une masse pondérale en dessous de ce qui conviendrait à l’âge, le sexe et la santé physique de la personne touchée; une peur intense de prendre du poids ou de devenir gros; une altération de la perception du poids ou de la forme de son propre corps, même si le corps est très maigre.
Il y a deux types d’anorexie mentale. Une anorexie mentale restrictive, où la personne s’interdit un ou plusieurs types d’aliments jugés trop caloriques, et s’impose un régime strict, sautant des repas et même parfois jeûnant. L’anorexie mentale avec des accès hyperphagiques ou purgatifs, elle, se caractérise par des restrictions draconiennes pouvant parfois déboucher sur des crises de boulimie.
Ce sont en général les personnes âgées entre 12 et 25 ans qui sont touchées, mais la fourchette a aujourd’hui tendance à s’étaler, comme l’explique Alain Perroud, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, dans un colloque présenté en novembre 2022 et publié dans la Revue médicale suisse.
Point de situation helvétique
Selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS) datant de 2010, «3,5% des personnes domiciliées en Suisse souffrent d’un trouble du comportement alimentaire au cours de leur existence». Concernant l’anorexie mentale, 1,2% de femmes sont touchées, et 0,2% d’hommes. Alors que ces données officielles commencent sérieusement à dater, Alain Perroud explique, dans le même colloque déjà cité, que ces chiffres n’ont toutefois pas fortement évolué.
Cependant, le manque de données helvétiques à ce sujet est tout de même relevé dans une étude de juin 2022 effectuée par la Haute école spécialisée bernoise, Inselgruppe et Swiss School of Public Health. Cette étude s’interroge sur une augmentation des troubles alimentaires consécutive à l’épidémie de Covid-19. Or le manque de données empiriques empêche de prouver cette augmentation, malgré la dénonciation de plusieurs rapports (notamment aux états-Unis) énonçant une hausse des cas de ces maladies mentales dont le dénouement peut, rappelons-le, être mortel.