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Crise du lait: les dessous d’un malaise
©Simon Gabioud

Crise du lait: les dessous d’un malaise

1 juin 2017 | Edition N°2008

Agriculture – Les producteurs de lait sont toujours plus nombreux à mettre la clé sous le paillasson. Derrière le malaise ambiant se cache un système opaque, où transformateurs peu scrupuleux et agriculteurs individualistes participent à l’effondrement des prix. Enquête.

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Le prix du lait n’a jamais été aussi bas. La faute à des transformateurs avides de bénéfices et à des agriculteurs individualistes. Enquête sur le système opaque de l’industrie laitière. ©Simon Gabioud

Le prix du lait n’a jamais été aussi bas. La faute à des transformateurs avides de bénéfices et à des agriculteurs individualistes. Enquête sur le système opaque de l’industrie laitière.

Le ciel est gris, triste. Un peu comme l’ambiance qui règne dans l’étable perchée sur les hauteurs de Poliez-Pittet, dans le Gros-de-Vaud. Deux boilles de lait prennent la poussière dans le coin de l’ancienne salle de traite et trahissent l’ancienne utilité du lieu. Sur l’exploitation agricole de Patrick Gindroz, on ne trouve plus de vaches aux pis gonflés de lait. Une trentaine de génisses ont remplacé la centaine de laitières que comptait l’exploitation. Il y a deux ans encore, celle-ci était une des plus grosses du canton.

«Plus je travaillais, plus je perdais de l’argent. La courbe du moral a fini par se calquer sur celle du prix du lait.» Un constat amer pour cet amoureux de la terre, qui s’était lancé dans l’aventure du lait en 1992. A 45 ans et la moitié de sa carrière derrière lui, Patrick Gindroz a fait le point. Mais, malgré l’évidence, la décision n’a pas été aisée à prendre.

Les 900 000 litres de lait produits annuellement par son cheptel -c’est plus de quatre fois la moyenne suisse- ont longtemps fait la fierté de l’agriculteur. Mais le temps qui passe, le dur labeur quotidien, ainsi que «l’impression d’être exploité et de travailler pour beurre» ont fait leur travail de sape. «Je me levais à 4h30 du matin et finissais ma journée vers 19h. Le tout pour un salaire horaire dérisoire, déplore l’agriculteur. J’ai longtemps tergiversé, avant de définitivement tourner la page du lait.»

Patrick Gindroz n’est pas un cas isolé. En Suisse, plus de mille producteurs mettent, chaque année, la clé sous le paillasson. En baisse constante depuis des décennies, le prix du lait livré à l’industrie -destiné à être transformé en lait de consommation ou en beurre- se négocie aujourd’hui à 50 centimes le kilo. Soit bien en-dessous du coût de production.

«Après l’abandon des quotas laitiers (ndlr : jusqu’en 2009, un système de contingents attribuait un droit de produire individuel à chaque paysan), le prix du lait était déjà bas, se souvient le Vaudois. Il tournait alors autour des 75 centimes. On se disait alors qu’il ne pouvait que remonter.» Rien de tout ça. Il en a résulté une lutte concurrentielle croissante entre les agriculteurs et, avec elle, une baisse substantielle du prix.

Durant longtemps, la crise n’a touché que les petits producteurs. La donne n’est plus la même aujourd’hui. Même les exploitations les plus performantes se retrouvent acculées. «On est constamment mis sous pression, déplore Patrick Gindroz. On nous demande de produire toujours plus. Des collègues ont investi des millions. Aujourd’hui, alors que tout se casse la gueule, ils n’ont pas d’autre choix que de continuer à produire. C’est la faute à l’industrie, au système.»

 

Le «Milk Four», une filière opaque

 

La fromagerie de Villars-sur-Glâne (FR) est l’un des cinq sites de production de l’entreprise Cremo. Quelque 3500 producteurs des cantons de Fribourg, Vaud, Valais, Berne, Neuchâtel et du Jura sont, aujourd’hui, affiliés au transformateur fribourgeois. ©Simon Gabioud

Le transformateur est souvent désigné comme le «grand méchant loup» de l’industrie laitière suisse. Quelque 2,2 millions de tonnes de lait de centrale sont transformées annuellement en divers produits laitiers ou en fromages. Quatre éléphants de la transformation se partagent aujourd’hui les 90% du gâteau : Emmi, Cremo, Hochdorf Swiss et ELSA (groupe Migros).

Pour l’organisation de défense professionnelle des paysans, le syndicat Uniterre, les quatre mastodontes endossent une grande part de la responsabilité dans la crise actuelle. «L’agriculture est maltraitée de partout. Les producteurs de lait sont humiliés par un groupe d’industriels qui s’en mettent plein les poches et qui n’en ont jamais assez. Seuls les producteurs connaissent la crise. Les autres maillons de la chaîne en sont bien loin», lance l’agriculteur et président de l’association, Claude Demierre.

Pendant longtemps, les industriels et leurs lobbyistes ont promis un avenir radieux aux producteurs, qu’ils ont appelés à investir. Une course à la production aux conséquences dévastatrices. Chaque 20 du mois, le transformateur communique le prix et la quantité de lait qui sera achetée au paysan le mois suivant. Une manière de coller au plus près à la demande de la grande distribution et de ne pas se retrouver avec une trop grande quantité de lait sur les bras.

«Nous annoncer dix jours avant à quelle sauce nous serons mangés n’est pas admissible. Mes vaches n’ont pas de robinet. Je ne peux pas diminuer ma production du jour au lendemain. Du coup, les transformateurs en profitent pour nous racheter le surplus de lait à prix cassé, sans même que l’on puisse se plaindre», peste le producteur d’Ecublens (FR).

Les industriels rejettent les reproches qui leurs sont faits. Cremo, le plus grand groupe de transformation en Suisse romande -le deuxième du pays-, a accepté d’ouvrir les portes de son entreprise basée à Villars-sur- Glâne (FR). «Nous vivons dans un marché libéralisé. Même si le lait et le beurre sont, pour le moment, encore protégés, les autres produits laitiers ne le sont pas ou alors dans une moindre mesure. Nous devons continuellement nous adapter aux prix qui se pratiquent sur le marché mondial», lance Thomas Zwald, secrétaire général de l’entreprise qui transforme près de 500 millions de kilos de lait annuellement.

 

Communauté de destin

 

Patrick Gindroz a vendu ses vaches pour élever des génisses d’engraissement. ©Simon Gabioud

Patrick Gindroz a vendu ses vaches pour élever des génisses d’engraissement.

Pour le groupe fribourgeois, les agriculteurs se trompent de cible. «On est pris en étau entre des producteurs qui veulent des prix toujours plus hauts et, de l’autre côté, la grande distribution, qui fait face au tourisme d’achat de la population et qui cherche à récupérer ses marges chez les fournisseurs», rétorque Andreas Wegmüller, responsable des achats de lait chez Cremo.

Acteur incontournable de la filière laitière en Suisse, Cremo est l’un des acheteurs qui rémunèrent le moins bien leurs producteurs, soit 4-5 centimes par litre en-dessous de son concurrent ELSA (Migros), basé à Estavayer-le-Lac. Impossible toutefois d’avoir accès aux comptes et de connaître la marge dégagée pour chaque litre. Le secret est complet. Question de politique interne.

Selon les dernières estimations avancées par le groupe, le chiffre d’affaires de Cremo avoisinerait les 500 millions de francs pour l’année écoulée. «On est tout à fait conscients de notre part de responsabilité dans la crise actuelle. Mais il ne faut pas oublier que, comme les producteurs, nous sommes des entrepreneurs, avec un business à faire tourner et des exploitations à rentabiliser, justifie Thomas Zwald. D’ailleurs, heureusement que nous faisons du bénéfice. Pour un transformateur, être dans les chiffres rouges signifierait, tôt ou tard, la faillite.»

Autre argument avancé par le membre du conseil d’administration, la question de l’actionnariat : «Il ne faut pas oublier que les agriculteurs affiliés à Cremo sont actionnaires majoritaires de l’entreprise. Ils n’ont donc aucun intérêt à voir leur transformateur disparaître. Et si Cremo devait fermer ses portes, où est-ce qu’ils livreraient tout leur lait ? Nous formons une communauté de destin qui nous oblige à travailler ensemble.»

 

L’agriculteur, cet individualiste

 

Derrière le bouc-émissaire tout trouvé que sont les transformateurs, se cache une autre réalité. Beaucoup moins évidente mais aux effets tout aussi pervers sur la baisse du prix du lait : la concurrence omniprésente entre les agriculteurs.

Il ne reste aujourd’hui en Suisse qu’un peu plus de 21 000 producteurs de lait. Parmi eux, Eric Stoll, à Montagny-près-Yverdon (VD). Il fait partie de ces irréductibles qui continuent tant bien que mal à miser sur la filière. Mais, malgré les 500 000 litres de lait produits chaque année par ses bêtes, l’agriculteur ne parvient pas à joindre les deux bouts. «Les producteurs sont incapables de faire bloc et de se fédérer, confie le propriétaire d’un cheptel de près de huitante têtes. Si l’agriculteur du village voisin peut livrer dix litres payés deux centimes de plus, il va le faire. Personne ne veut prendre le risque de diminuer l’offre ou de faire grève. Etre sage tout seul, alors que les collègues ne lèvent pas le petit doigt, ne sert à rien.»

Le syndicat Uniterre dresse un constat tout aussi amer au sujet du manque de solidarité entre les acteurs de la branche, lui qui peine à fédérer les producteurs pour faire face aux transformateurs. Car derrière les quatre géants de l’industrie laitière, qui ont tous pour objectif de faire baisser le prix du lait, il y a 21 000 agriculteurs et autant d’idées différentes sur la manière et la quantité à produire.

Et puis, il y a cette volonté d’exploiter au maximum ses capacités de production. Même pour quelques centimes de plus, et ce peu importe le choix ou l’avis de son voisin. Une attitude contre-productive, mais ô combien répandue dans la branche.

«Le paysan est le champion du monde des individualistes. Il a les yeux rivés sur le collègue mal en point, afin de l’avaler, jure le producteur fribourgeois. On va droit dans le mur en agissant de la sorte. A mon sens, il manque une structure solide, un véritable gourou capable de nous unir, malgré nos divergences.»

 

Prolait, l’aveu d’échec

 

Le conseiller national Jean-Pierre Grin a fait de l’agriculture son cheval de bataille. ©Simon Gabioud

Le conseiller national Jean-Pierre Grin a fait de l’agriculture son cheval de bataille.

Le costume de messie, c’est Prolait qui aurait dû l’endosser. Mais la fédération laitière est apparue bien incapable de guérir le mal structurel de la surproduction du lait en Suisse. Créée en 2008 pour réunir l’offre laitière des cantons de Vaud, de Fribourg et de Neuchâtel, l’organisation basée à Yverdon-les-Bains n’est jamais parvenue à rassembler assez de producteurs pour tenir tête aux transformateurs, malgré les quelques 1200 agriculteurs affiliés.

Comme les trois autres pools laitiers alémaniques, Prolait achète le lait aux producteurs de la région pour le revendre aux transformateurs, principalement à Cremo. Pour un prix pas plus avantageux que ceux négociés lors de contrats directement conclus entre les paysans et le transformateur fribourgeois. Alors, face à cet aveu d’impuissance, nombre de producteurs préfèrent la jouer solo, en espérant grappiller quelques centimes au passage.

«Il n’y a pas de réelle volonté de tirer à la même corde et de gérer l’offre de manière collective, déplore le directeur de Prolait, Eric Jordan. A ce petit jeu, l’augmentation des quantités de lait produites et livrées à l’industrie est individualisée, mais les conséquences sur les prix sont mutualisées. Le manque d’unité entre les producteurs fait le beurre des transformateurs.»

 

Le lait suisse, la fin d’un mythe

 

La fromagerie de Villars-sur-Glâne (FR) est l’un des cinq sites de production de l’entreprise Cremo. Quelque 3500 producteurs des cantons de Fribourg, Vaud, Valais, Berne, Neuchâtel et du Jura sont, aujourd’hui, affiliés au transformateur fribourgeois. ©Simon Gabioud

La fromagerie de Villars-sur-Glâne (FR) est l’un des cinq sites de production de l’entreprise Cremo. Quelque 3500 producteurs des cantons de Fribourg, Vaud, Valais, Berne, Neuchâtel et du Jura sont, aujourd’hui, affiliés au transformateur fribourgeois.

Le spectre d’une potentielle ouverture des marchés laitiers avec l’Union européenne plane au-dessus de l’agriculture suisse. Cette possible brèche de la «ligne blanche» -par opposition à la «ligne jaune» qui concerne les fromages et qui est, elle, déjà ouverte- fait frémir une branche déjà en ébullition. Le lait, le beurre, la crème, le yaourt et les fromages frais seraient concernés par la suppression des droits de douane. La porte ouverte à une déferlante du lait étranger sur le marché suisse. Dans la zone euro, le litre de lait se négocie actuellement à un peu plus de trente centimes d’euro. C’est donc peu dire que la pression sur les prix serait encore accrue avec l’arrivée sur le marché suisse de lait produit en France, en Allemagne ou en Pologne.

En mai 2014, le Conseil fédéral adoptait un rapport sur les effets d’une libéralisation du marché laitier, et y voyait alors un certain nombre d’avantages. Trois ans plus tard, rien n’a changé. En raison, notamment, du franc fort, le Conseil fédéral a mis en standby cette ouverture de la «ligne blanche» au début de l’année. Un ouf de soulagement pour le milieu agricole, le grand perdant d’un tel accord. «Mais rien n’est encore décidé. On aurait tort de se réjouir trop vite», tempère le conseiller national UDC et agriculteur Jean-Pierre Grin, de Pomy, davantage favorable à une gestion des quantités sur le plan national.

De l’autre côté de la chaîne, on met en garde l’agriculture suisse contre de trop fortes velléités protectionnistes. «Le marché suisse des produits laitiers est en décroissance. Même si la tendance à une ouverture accrue des frontières est freinée, l’incertitude persiste. L’imprévisibilité, ce n’est jamais bon pour les affaires, insiste Thomas Zwald, secrétaire général de Cremo. Si tout était ouvert, les choses seraient au moins claires pour tout le monde.»

Autre risque pour la branche laitière lié à la non-ouverture des frontières : la délocalisation. Une éventualité que rejette, pour l’instant, Cremo, sans pour autant la balayer : «Nous ne l’envisageons pas pour le moment, mais cela fait partie des risques liés à un protectionnisme du secteur laitier à long terme.» Ce n’est peut-être qu’une question de temps, puisque les trois autres gros transformateurs du pays ont déjà franchi le pas, Emmi en tête. Le géant lucernois réalisant aujourd’hui la moitié de son chiffre d’affaires en France.

Selon les dernières estimations, le prix du lait ne devrait pas connaître de nouvelle baisse cette année. La faible mais constante hausse du prix sur les marchés internationaux, en particulier dans la zone euro, et une réduction de l’ordre 2 à 3% de la production laitière en Suisse laissent même entrevoir une légère amélioration dans la branche pour le début d’année prochaine. A voir, toutefois, si l’éclaircie perdurera dans le ciel décidément bien gris des producteurs de lait.

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Simon Gabioud