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L’autre tourisme estival

26 août 2022

9h50, mardi matin. Devant la station-service d’Intermarché aux Hôpitaux-Neufs, les plaques vaudoises affluent au pas. Une première, puis une seconde et enfin, plus d’une vingtaine de véhicules suisses arrivent en une heure – hors heure de pointe – jusqu’à créer une légère file d’attente. Si certains Suisses profitent simplement d’être de passage dans la région, d’autres n’ont pas manqué de comparer le prix de l’essence d’un côté et de l’autre de la zone frontalière ce matin. Dans les cinq stations de Vallorbe, le prix à la pompe s’élève à 2,11 francs le litre. En France voisine, à 1,79 euro. «Ça me fait une différence de 25 francs sur un plein», explique un Vallorbier qui ravitaille sa Mercedes. «Bien sûr, si j’habitais à Yverdon je ne viendrais pas jusqu’ici, mais là cela vaut la peine de temps en temps.»

Cette soudaine attractivité pour le carburant français s’explique par une ristourne de 18 centimes octroyée aux Français par le gouvernement. Qui profite également aux Suisses frontaliers, chez qui le prix de l’essence stagne à plus de 2 francs. La cerise sur le gâteau? Un taux de change qui atteint 0,96 franc. Pour certains, la question ne se pose plus. «Les conseillers fédéraux font du bon boulot, mais quand ils disent que le salaire moyen en Suisse a augmenté, je ne me sens pas concerné», déplore ce résident de la vallée de Joux, se catégorisant dans la classe moyenne basse avec un travail qui l’oblige à utiliser son véhicule personnel. «Ce sont généralement les emplois les plus précaires qui ont besoin d’une voiture et donc d’essence. J’aimerais consommer uniquement en Suisse, mais je n’en ai pas les moyens. » L’automobiliste vaudois recommencera donc à faire ses courses et prendre son essence en France voisine.

Mais si ce tourisme à la pompe s’est inversé, ce n’est pas sans agacer quelques citoyens et élus français (voir encadré), qui voient leurs voisins helvétiques profiter des ristournes de l’Hexagone, remettant de l’huile sur le feu des échanges transfrontaliers. Surtout en fin de journée, lorsque la file commence à se faire longue, s’ajoutant au trafic habituellement compliqué de la région. Toutefois, la colère n’est pas unanime, puisque certains évoquent des échanges de bons procédés. «Les Suisses ont bien raison de venir en profiter! On est voisins et très contents que les Suisses soient là, sans eux en région frontalière, je ne suis pas sûr que l’on aurait toutes ces infrastructures. Si cela revenait beaucoup moins cher en Suisse, j’irai aussi faire le plein là-bas», assure un automobiliste aux plaques françaises de la région.
Si les prix ne tendent pas à changer du côté helvétique, la ristourne française, elle, passera de 18 à 30 centimes dès le mois de septembre.

 

Les commerces des zones frontalières délaissés

 

Le rabais de 18 centimes dont bénéficient les automobilistes en France et le fossé qui continue de se creuser entre les deux côtés de la frontière ont une forte incidence sur les commerces frontaliers suisses. A Vallorbe, le constat est unanime dans les stations essence: l’affluence a baissé ces derniers mois. Une diminution de la fréquentation qui se répercute sur le chiffre d’affaires.

Sylvie Roy gère l’essence à la station Relais du Mont-d’Or, la plus proche de la frontière. Elle observe que beaucoup de Suisses passent désormais de l’autre côté pour faire le plein. Sur cet axe touristique important, les habitudes ont changé: les vacanciers faisaient leur plein chez Sylvie avant de passer la frontière et ont désormais tendance à parcourir quelques kilomètres supplémentaires pour remplir leur réservoir.

Et les frontaliers, qui ont longtemps fait le plein côté suisse lorsque l’essence était moins chère et le taux de change avantageux, font eux aussi davantage attention. Dans cette station suisse, les gros pleins sont devenus des pleins de dix à vingt francs. «Je survis parce que je vends des cigarettes et du tabac, qui sont moins chers en Suisse. Mais si le taux de change continue de baisser comme ça, les gens ne viendront même plus de France pour acheter du tabac ici», confie Sylvie Roy.

Le cumul de la crise de l’euro il y a quelques années, du Covid et la situation actuelle pèsent sur la gérante, qui craint que la situation n’aille pas en s’arrangeant. «Il faut absolument que l’Etat fasse quelque chose, sinon on va avoir de gros problèmes dans les zones de frontière!» Le taux de change et le futur rabais de 30 centimes qui sera mis en place en France le mois prochain inquiètent. «C’est une catastrophe», résume-t-elle.

Sophie Martin, gérante de la station Migrol à Vallorbe, considère que cette différence de prix n’est pas juste. « On a besoin de faire son plein pour aller travailler. Alors si on est plus chers que de l’autre côté, c’est compliqué. Et tout le monde ne joue pas le jeu.» Et outre le carburant, l’effet boule de neige sur les autres biens de consommation se fait ressentir. De nombreux Suisses profitent de prendre de l’essence pour faire leurs courses dans les supermarchés français, et vice-versa. Une tendance qui risque de s’accentuer.

 

Les chiffres

 

2,11 Soit en francs (et en euros) le prix du litre d’essence (sans plomb 95) dans les stations-service de Vallorbe au 23 août 2022.

1,79 Soit, en euro, le prix du litre d’essence (sans plomb 95) à la station d’Intermarché aux Hôpitaux-Neufs au 23 août 2022.

0,959 franc suisse pour 1 euro, soit le taux de change du mardi 23 août. Aux stations d’essence frontalières suisses, le taux se fait à pratiquement 1 pour 1.

Léa Perrin