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Trois directeurs généraux successifs, trois styles
Fritz W. Meyer (à dr.), le directeur qui a transformé Hermès en HPI, puis qui a vendu l’entreprise au groupe Olivetti, représenté ici par son patron, Carlo de Benedetti (à g.).  Archives Yverdon-Revue

Trois directeurs généraux successifs, trois styles

19 décembre 2020

Témoin d’une époque importante de l’histoire d’Yverdon, Jean-Claude Hefti propose de replonger les lecteurs de La Région dans l’univers de Paillard SA. Un récit tout simplement passionnant.

 

Jean-Claude Hefti est entré en 1960 à Paillard SA, qui deviendra plus tard Hermes Precisa International SA. Il en deviendra un cadre respecté, allant même jusqu’à être nommé directeur du personnel et directeur des services généraux. Il livre ici, en exclusivité pour La Région, son récit en quatre temps des «années Hermès», de 1960 à son départ, en 1982.

 

Ce n’est pas une biographie succincte des trois directeurs généraux successifs ni une appréciation de ce qu’ils ont accompli, juste quelques souvenirs personnels… surtout de derrière les coulisses!

 

Fritz Pagan

Lors de mes débuts chez Paillard, Fritz Pagan est directeur général depuis quelques années.

Nommé à ce poste après le décès subit de son prédécesseur, Edouard Thorens, alors que lui-même exerçait la fonction de directeur de production. Originaire de Suisse alémanique, mécanicien de formation, Fritz Pagan est un chef autoritaire comme on n’en fait plus. Exigeant envers ses subordonnés, il l’est aussi envers lui-même. Il nage dans le lac tous les jours, même en hiver, au large de sa propriété sise à Grandson, à «l’Avenue des Dollars ».

Engagé comme juriste, je fonctionne en fait surtout comme « nègre » de Fritz Pagan, qui n’est pas très sûr de son français et qui n’aime pas improviser. Chaque discours, petit speech ou même toute présentation à un interlocuteur unique doit être rédigé à l’avance. Je dicte le texte à la secrétaire de Fritz Pagan, directement à la machine à écrire. à raison de quelque 400 caractères à la minute, elle tape avec vivacité sur le clavier de son HERMES AMBASSADOR à chariot électrique, sans jamais commettre la moindre faute de frappe, d’orthographe ou d’accord du participe. Fritz Pagan annote les textes au crayon à encre (avant la généralisation des stylos à bille). Il souligne les mots les plus importants et marque les liaisons par un trait reliant les lettres à relier. En lisant les textes à haute voix, il suit scrupuleusement ses annotations, ce qui donne un débit dont les anciens de Paillard se souviennent encore.

Certains discours de Fritz Pagan ont eu un impact, par exemple son plaidoyer en faveur de la microtechnique. Cette intervention est à l’origine de la création de la première chaire de microtechnique à l’EPUL (ancêtre de l’EPFL), ce qui lui a valu le doctorat honoris causa à titre posthume.

Malgré son ascension au poste de directeur général, Fritz Pagan est resté mécanicien dans l’âme. Il me raconte fièrement que c’est lui qui a «fermé le robinet » lors du déclenchement de la grève générale de 1918. Une autre fois, il me montre avec satisfaction le moteur de sa voiture, démonté jusqu’à la dernière vis, étalé sur une table dans son jardin. Preuve de son sens de la mécanique: lors de son unique envol pour les États-Unis, en vue de visiter les filiales BOLEX et HERMES en compagnie du directeur financier, il affirme entendre qu’un des quatre moteurs de l’avion ne tourne pas tout à fait rond… et le quadrimoteur va effectivement faire une escale non programmée pour réparer la panne.

Devant Fritz Pagan, il ne fallait pas prononcer le mot «marketing». Faire de bons produits qui se vendent grâce à leur qualité, tel était son crédo. Hélas, divers événements auront raison de cette vision.

 

François Thorens

C’est un homme d’un autre milieu et d’un autre style. Après un séjour préparatoire aux états-Unis, il entre chez Paillard pour en devenir directeur général comme feu son père. Ayant débuté chez Paillard en même temps que lui, j’ai le privilège de l’accompagner pendant plusieurs jours pour une visite approfondie de l’entreprise, ce qui me permet de faire la connaissance de cet homme cultivé, distingué mais un peu timide.

François Thorens dirige en cherchant à convaincre. Au vu des circonstances, il est amené à prendre des décisions difficiles, comme l’abandon de la branche BOLEX, après l’introduction du format super 8, puis, avec l’aide d’un consultant américain, la recherche d’une entreprise partenaire.

Il compense sa timidité au volant de sa voiture décapotable rapportée d’Amérique. Il conduit sportivement et sur le plateau d’Echallens (à l’époque le plus court chemin pour Lausanne), il roule à une vitesse bien supérieure à ce qui est autorisé aujourd’hui sur l’autoroute. Un jour d’automne 1971, nous devions nous rendre à une audience au Tribunal fédéral. Entre Yverdon et Essertines, un train routier nous empêche d’avancer à la vitesse voulue. Arrivés à la hauteur du tronçon de route transformé en place de parc avant l’Expo 64, François Thorens emprunte ce tronçon et dépasse en trombe par la droite.

Limogé par le nouveau président du conseil d’administration, banquier de son état, François Thorens se défend dignement, tout en exprimant en aparté le mépris qu’il éprouve pour ce personnage imbu de lui-même. La majorité de la direction le soutient, mais en vain.

C’est au volant de sa voiture, un jour d’épais brouillard, que François Thorens finit sa vie.

Pendant ses années comme directeur général, François Thorens a relevé régulièrement, sur un bloc A4 quadrillé, les faits de la journée et ses impressions personnelles. Quelques années après son décès, la famille Thorens m’a confié ces notes empreintes de lucidité et d’honnêteté intellectuelle. Après élimination de ce qui me paraissait trop intime, je les ai remises aux Archives cantonales pour les ajouter aux archives Paillard.

 

Fritz W. Meyer

C’est un Zurichois pur produit de l’école des HEC de Saint-Gall, sûr ou même trop sûr de lui. Avant son arrivée, on l’attend avec une certaine méfiance.

Le jour de son entrée en fonction, il réunit la direction élargie dans son bureau. Il dit vouloir changer le nom de l’entreprise en HERMES-PRECISA-INTERNATIONAL SA, en abrégé HPI. Derrière Fritz Meyer, fixé sur la paroi, un grand tableau LEGO de plusieurs m2 couvert de courbes multicolores. Fritz Meyer nous explique à l’aide de ces courbes l’évolution future du marché des machines de bureau. Silence dans la salle. Aucune réaction perceptible. Pas une question. Quelques échanges de regards étonnés.

Le lendemain, j’ai rendez-vous chez le directeur de production pour discuter de l’évolution de l’effectif du personnel. Je me suis muni d’un petit tableau LEGO emprunté au cadet de mes enfants et j’y ai inséré quelques briques de couleur pour dessiner une courbe. Mon interlocuteur, un homme austère et réservé, se demande si c’est du lard ou du cochon, mais il ne se prononce pas sur l’utilisation du LEGO comme nouvel outil de management.

Le LEGO du bureau directorial ne sera plus jamais dévoilé, ce qui montre que Fritz Meyer a des antennes et qu’il réagit vite. Il constate en outre que dans le Nord vaudois, il y a beaucoup de gens «talentés» mais presque tous «introvertes», ce qui n’est pas tout faux.

Lors de situations critiques, nous réunissons le personnel pour l’informer, d’abord les collaborateurs d’Yverdon au Foyer, puis ceux de Sainte-Croix au cinéma Royal. Fritz Meyer expose la situation et me laisse annoncer les mesures prévues. Fritz Meyer exerce un tel charisme qu’à la fin d’une de ces séances à Sainte-Croix, nous recueillons des applaudissements inattendus.

Optimiste, Fritz Meyer voit grand. Il lance HPI dans l’aventure de la course à la voile autour du monde, la course Whitbread 1977-78, avec un bateau baptisé Japy-Hermes par Jane Birkin.

Quand Fritz Meyer souhaite qu’un de ses cadres prenne lui-même une décision importante, il dit «it’s up to you», car pour un Zurichois, utiliser un terme en anglais a plus de poids que de dire la même chose dans une langue nationale. Un jour que je roule trop vite en descendant de Sainte-Croix, il me dit: «Vous conduisez comme un entrepreneur valaisan», manière élégante de me rappeler à l’ordre.

Fritz W. Meyer dispose d’un téléphone dans sa Mercedes, gadget rare à l’époque. Il en use parfois pour m’appeler chez moi lors de ses déplacements entre son domicile (Morges, puis Féchy) et son bureau. «Meyer à l’appareil», disent alors mes trois enfants en chœur, imitant son accent inoubliable.

C’est en usant de son charme et de son pouvoir de conviction que Fritz Meyer a pu acheter assez d’actions pour obtenir la majorité et vendre HPI au groupe Olivetti. Cette opération a suscité beaucoup de critiques; il ne m’appartient pas de revenir ici sur cet événement que j’ai vécu moi-même en première ligne.

 

Episode 1, à lire en cliquant ici
Le monde Paillard en 1960. Réglementation extrême, horaires stricts, cols bleus et cols blancs.

Episode 2, à lire en cliquant ici
Les méthodes de production, du stakhanovisme de 1960 à l’enrichissement des tâches dans les années 80.

Episode 3
Trois directeurs généraux successifs: Fritz Pagan, François Thorens, Fritz W. Meyer. Trois styles bien différents.

Episode 4
Du «tout interdit» à des conditions plus modernes: horaires variables, autorisation de fumer, automates à boissons…

Rédaction