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Du tout interdit vers plus de liberté
1956: le contrôle de l’Hermes H7 Ambassador chez Paillard. collection du Muséee d’Yverdon et Région / Fonds Pérusset

Du tout interdit vers plus de liberté

3 décembre 2020

Témoin d’une époque importante de l’histoire d’Yverdon, Jean-Claude Hefti propose de replonger les lecteurs de La Région dans l’univers de Paillard SA. Un récit tout simplement passionnant.

 

En 1960, tout était interdit, soit par règlement, soit par l’usage. Il n’était donc pas question de boire, de manger ou de fumer dans les locaux de l’entreprise. Il était interdit au personnel des ateliers d’aller aux toilettes une demi-heure avant la fin du travail. Bien sûr, pas de téléphones privés pendant les heures de travail, ce qui était d’ailleurs exclu pour des raisons techniques, puisque tous les appels entrant ou sortant passaient par le central de l’usine.

A partir du moment où François Thorens est devenu directeur général, ces conditions de travail ont pu être notablement assouplies, plus facilement que sous le règne autoritaire et spartiate de Fritz Pagan. Il faut relever toutefois que lorsqu’il était directeur général, Fritz Pagan avait pris l’initiative d’engager une assistante sociale en plus des infirmières d’usine. La titulaire de ce poste, Nelly Mercier, a mis beaucoup d’huile dans les rouages qui en avaient bien besoin. Elle était à l’aise aussi bien avec l’ouvrière qui venait de débarquer de Sicile qu’avec les membres des familles Paillard et Thorens. Elle organisait chaque été une colonie de vacances pour les enfants des collaborateurs. Elle animait les sorties périodiques des jubilaires et des retraités. Son activité et son attitude ouverte ont sans doute amélioré l’image de Paillard à l’extérieur.

La première mesure d’assouplissement spectaculaire des conditions de travail a été l’autorisation de fumer. Vu d’aujourd’hui, c’est une énormité de qualifier son introduction comme un progrès. Mais il ne faut pas oublier qu’en ces temps, fumer était admis par la société. Les fumeurs étaient aussi nombreux que les non-fumeurs. Non-fumeur invétéré, j’étais mal à l’aise de voir un collègue directeur disparaître régulièrement aux toilettes pour en fumer une. Cela ma paraissait indigne et c’est ce qui a provoqué le déclic. J’ai donc proposé et obtenu d’annoncer l’autorisation de fumer partout, sauf dans certains ateliers où l’interdiction de fumer s’imposait pour des raisons de sécurité (celui de vernissage par exemple). Tout le monde a joué le jeu. Là où plusieurs personnes travaillaient dans les mêmes locaux, elles s’arrangeaient entre elles. à ma connaissance, l’autorisation de fumer n’a jamais été à l’origine d’un souci majeur.

La mesure suivante était carrément révolutionnaire par rapport au style Paillard de l’époque: l’introduction d’automates à boissons. Lorsque j’ai informé François Thorens que j’allais visiter quelques entreprises qui avaient fait installer de tels automates, il a décidé de m’accompagner, afin d’être en mesure de répondre aux critiques qu’il s’attendait à essuyer au sein du conseil d’administration. C’est ainsi que nous avons visité Omega à Bienne, une usine Brown Bovery près de Baden et Dixi, au Locle. Partout on nous a rassurés: la possibilité de se procurer une boisson pendant le temps de travail n’avait pas eu d’effets négatifs sur la discipline. Chez Paillard, l’installation et l’utilisation des automates à boissons n’a pas causé plus de problèmes que l’autorisation de fumer.

L’étape la plus importante affectant les conditions de travail a été l’introduction progressive de l’horaire variable. Il s’agit donc de la liberté de venir au travail et d’en repartir à l’heure de son choix, en respectant toutefois les heures bloquées pendant lesquelles tout le monde doit être présent (chez Paillard, à l’époque, six heures par jour dans les bureaux et sept heures dans les ateliers). De plus il convient évidemment d’accomplir le nombre d’heures hebdomadaires et mensuelles prévues par le Règlement d’entreprise. Dans une première phase, l’horaire variable a été introduit dans les bureaux, avec l’obligation, nouvelle pour les employés, d’enregistrer les heures d’arrivée et de départ. Puis la mesure a été étendue aux ateliers et aux chaînes de montage. Quelques maniaques se sont astreints à maintenir leur horaire personnel et ont continué à venir et à partir à la minute près, comme précédemment. La gestion de l’horaire variable demande une réglementation complexe: il faut traiter les problèmes relatifs aux véritables heures supplémentaires, aux déplacements inter-usines, aux autres déplacements à l’extérieur, etc.

Dans le cadre du l’harmonisation des conditions de travail des cols bleus et des cols blancs, nous avons introduit le salaire mensuel pour les ouvriers. Désormais, ceux-ci reçoivent comme les employés douze salaires mensuels au lieu de 26 fois un salaire pour la quinzaine. S’y ajoute la gratification de fin d’année, bientôt devenue 13e salaire.

Autre nouveauté: le passage au paiement du salaire sur compte en banque. Cette opération nous a libérés de l’obligation de mobiliser la gendarmerie les jours de paie, surtout à Sainte-Croix en raison de la proximité de la frontière. Des sommes importantes en cash (bien plus qu’un million de francs) étaient en jeu, surtout lorsque la fin de la quinzaine pour les ouvriers coïncidait avec la fin du mois pour les employés rétribués au mois. Le changement de mode de paiement a été bien accepté par le personnel, et surtout par celui des ateliers. Une seule réaction originale : un ingénieur s’est plaint de ce que la BCV lui facturait un ou deux francs de frais de gestion par mois alors qu’il prélevait immédiatement l’entier de son salaire le jour de la paie. Je ne me souviens pas de ce que j’ai dû faire pour calmer cet employé qui se sentait victime d’un système injuste.

Voici encore quelques autres mesures visant l’amélioration des conditions de travail:
Création de la boîte à idées. Le système de suggestions offre une récompense en argent à celui qui émet une bonne idée si une commission ad hoc la juge utilisable.

Amélioration de l’information. En plus du bulletin périodique imprimé, un message est enregistré et peut être consulté par téléphone. Ce «téléflash» fournit les renseignements les plus récents; il est renouvelé chaque fois que nécessaire

Débit de boissons alcoolisées dans les Foyers du personnel. Ces restaurants sont exploités par le Département social romand (DSR), historiquement une émanation de l’Union chrétienne des jeunes gens, qui gère surtout les Foyers du soldat dans les casernes et places d’armes. Conformément aux règles du jeu du DSR, aucune boisson alcoolisée n’est servie, sauf dans la petite salle réservée à la direction et à ses invités. Sous la pression des frontaliers français travaillant à l’usine de Sainte-Croix, nous demandons une dérogation générale. Après d’âpres discussions, le directeur du DSR cède. Mais il faut prévoir une caisse séparée pour l’encaissement du prix du vin, afin d’éviter le mélange d’argent propre et d’argent du péché.
Musique d’ambiance. Dans les ateliers de montage, peu bruyants, un peu de musique de fond alterne avec des périodes de silence.

Les vacances d’usine en été, synchronisées avec les vacances horlogères, sont abandonnées, ce qui donne plus de marge de manœuvre pour les vacances individuelles. En revanche, fermeture entre Noël et Nouvel An. En compensation, 12 minutes de travail supplémentaire par jour durant toute l’année. En ces temps de pandémie entraînant souvent du travail à domicile, ce supplément de 12 minutes peut paraître mesquin. Mais il faut savoir que dans certains ateliers, les machines crachent des pièces en continu; et chaque minute compte. Par souci de cohérence et de solidarité, nous avons étendu ce régime à l’ensemble du personnel, sachant pertinemment que les minutes supplémentaires n’ont guère d’impact sur la quantité de travail abattue dans un bureau.

En moins de 20 ans, beaucoup de progrès ont été réalisés vers plus de liberté et de confort pour le personnel. En parallèle, production plus efficace, rattrapage dans le domaine électronique, marketing plus dynamique. Mais cela n’a pas suffi. L’entreprise était trop grande pour mener une existence de niche et trop petite pour survivre en concurrence avec les géants de la bureautique de la taille d’IBM. D’où la nécessité pour HPI de s’associer à un groupe plus puissant, avec comme conséquence la fin en queue de poisson.

 

Episode 1, à lire en cliquant ici
Le monde Paillard en 1960. Réglementation extrême, horaires stricts, cols bleus et cols blancs.

Episode 2, à lire en cliquant ici
Les méthodes de production, du stakhanovisme de 1960 à l’enrichissement des tâches dans les années 80.

Episode 3, à lire en cliquant ici
Trois directeurs généraux successifs: Fritz Pagan, François Thorens, Fritz W. Meyer. Trois styles bien différents.

Episode 4
Du «tout interdit» à des conditions plus modernes: horaires variables, autorisation de fumer, automates à boissons…

Rédaction